Née le 14 février 1881 à Londres, Laura Sylvia Gosse était la benjamine des trois enfants du poète, critique littéraire et bibliothécaire de la Chambre des lords, Edmund Gosse. Sa mère, Ellen Epps, était peintre avant son mariage et l’une de ses tantes avait épousé le peintre Lawrence Alma-Tadema (1836–1912). La famille baignait dans une atmosphère culturelle à laquelle participaient de nombreux artistes et écrivains. Une famille aisée qui permettra à Sylvia de conserver toute sa vie une autonomie financière.
Dès
l’enfance, Sylvia a décidé d’être artiste. Elle accomplit une partie de ses
études secondaires en France, puis étudie à la St John's Wood School of Art et,
à partir de 1906, effectue trois ans d’étude à la Royal Academy of Art, période
pendant laquelle elle exécute le portrait du poète Henry Dobson, un ami de
son père.
Walter Richard Sickert, qui fréquentait la maison de ses parents, remarque son travail et lui conseille d’étudier la gravure.
Elle
s’inscrit donc au cours de gravure de Sickert, d’abord à la Westminster School
of Art puis, en 1909, dans la nouvelle école de gravure, dessin et peinture qu’il
ouvre au 209 Hamsptead Road. Lorsque l’école déménage au 140 de la même rue, Sickert
la baptise Rowlandson House en hommage à l’illustrateur et caricaturiste
anglais Thomas Rowlandson (1756-1827).
A cette date, Sylvia est déjà passée du statut d’élève à celui d’enseignante et prend en charge les étudiants que Sickert ne trouve pas dignes de son enseignement ! Dans la nouvelle école, dénommée Sickert and Gosse School of Painting and Etching, elle assure, en plus de ses cours, la direction administrative et, selon certaines sources, apporte un soutien financier.
C’est l’époque où l’un des élèves de Sickert, le peintre Harold Gilman, réalise deux portraits d’elle (cliquer pour agrandir). Harold Gilman est l’un des membres fondateurs du Fitzroy Street Group et du Camden Town Group, qui réunissaient de jeunes peintres sur lesquels Sickert exerçait une forte influence. Mais Sylvia ne risquait pas d’en faire partie, car, bien que délibérément « progressiste », le Camden Town Group était interdit aux femmes. Elle ne fut autorisée à le rejoindre qu’au moment de sa transformation en London Group.
Fitzroy Street Group, Camden Town Group,
London Group Avant la Première Guerre mondiale, l’art britannique était relativement isolé des développements radicaux de l’abstraction cubiste qui avaient eu lieu à Paris. Peu d’œuvres d’art continentales étaient visibles à Londres avant l’exposition « Manet et les postimpressionnistes » organisée par Roger Fry en 1910-1911. A partir de l'automne 1907, un groupe de jeunes artistes assistaient à des réceptions informelles où ils pouvaient rencontrer At home des critiques et des acheteurs potentiels, dans un studio loué à Bloomsbury au premier étage du 15 Fitzroy Street, près de l’atelier de Walter Sickert, leur référence à tous. Le Fitzroy Street Group est né de ces rencontres. Le Camden (Town)Group (du nom de la ville, au nord de Londres, où Sickert a installé son atelier) est fondé en 1911, par quelques-uns de ces artistes qui partageaient un intérêt pour les sujets urbains, les rues et les habitants de Londres et de sa banlieue, les scènes du quotidien, les divertissements populaires, thèmes qui constituent l’essentiel de la production de Sickert à l’époque. Ces peintres partagent aussi un style : une peinture sèche, épaisse, appliquée en touches brisées, soit dans les tons sombres et riches des maîtres anciens (comme Sickert), soit dans des combinaisons de couleurs vibrantes, rose, mauve, vert (comme Spencer Gore, Charles Ginner, Harold Gilman et Robert Bevan). Le Camden Group n’exposera que trois fois, dans l’espace du sous-sol de la Carfax Gallery, en juin et décembre 1911 et décembre 1912. Le London Group lui succède, dans l’objectif de faire mieux connaître au public « l’art visuel contemporain », grâce à des expositions annuelles. Il s’agissait aussi de s’opposer au conservatisme de la Royal Academy comme au New English Art Club, devenu conservateur après avoir été avant-gardiste. La première exposition du London Group a eu lieu à la Goupil Gallery de Londres. Le London Group a perdu progressivement sa prééminence à partir des années 1930 mais il existe toujours aujourd’hui. |
Sylvia a déjà
exposé deux fois, un Intérieur au New English Art Club en 1911 et à la
Royal Academy en 1912. Selon le catalogue, il s’agissait d’une gravure
représentant son père. Je ne sais pas s’il s’agissait de la scène ci-dessous
mais ce n’est pas exclu car le titre indiqué est « Edmund Gosse … »,
ce qui laisse entendre que « quelque chose » devait suivre.
Dès
1913, Sylvia participe à la création du London Group et bénéfice de sa
première exposition personnelle à la Carfax Gallery. On reconnaît dans cette Couturière la peinture sèche, la palette tonale et la « touche brisée »
des peintres du Camden Group :
Et
une deuxième version, probablement contemporaine, dans un style plus personnel.
On aborde ici un thème récurrent dans l'œuvre de Sylvia. Comme Sickert, elle est intéressée par les scènes familières mais ce sont souvent des femmes au travail, toujours représentées selon des angles inattendus (un reflet dans une glace pour l'Infirmière), une caractéristique qu'elle partage avec plusieurs peintres du Camden Group.
Sylvia
et Sickert travaillent souvent ensemble. Ainsi, la même année, Sickert peint
une série de toiles sur un vieux violoniste nommé Heffel, que Sylvia prend
également pour modèle :
Il
résulte de ce travail en commun une certaine influence de Sickert sur le
travail de Sylvia.
La
toile ci-dessous, par exemple, présente le même thème que le Mantelpiece
de Sickert, un intérieur qui se reflète dans un miroir dont le manteau est
encombré d’objets dont le reflet anime la scène.
Mais
si l’influence est certaine, cela n’empêche pas Sylvia d’exister par elle-même.
Comme l’a souligné un critique du Times, « Il serait facile de qualifier
Miss Gosse d'élève de Walter Sickert. Mais ses travaux montrent qu'elle
est bien plus que cela ; on peut voir l'influence de l'origine mais M.
Sickert ne l'a pas submergée ; il ne lui a communiqué que quelques-unes de
ses propres vertus. » et l’on verra que c’était aussi l’avis d’un ami de
Sickert, le peintre Jacques-Emile Blanche (1861-1942).
Par ailleurs, Sylvia n’est pas une personnalité charismatique. Elle ne s’est jamais mise en avant, cherchant plutôt à se fondre dans le paysage : « [elle] pouvait apparaître au numéro 15 [Fitzroy Street] les jours At Home, mais rarement ; très timide, elle choisissait toujours le coin le plus discret qu'elle pouvait trouver ; ayant l'air harcelée et traquée, elle parlait à peine » se souvenait Marjorie Lilly, une autre élève de Sickert. (Source : Nicola Moorby, « Sylvia Gosse 1881–1968 », avril 2003, in The Camden Town Group in Context, Tate Research Publication, mai 2012)
Et cette « invisibilité » continue aujourd’hui : j’ai compté, sur la page de Sylvia, une centaine de notices de ses dessins et gravures dans les collections en ligne du British Museum. Aucune n’est illustrée, sauf quatre… qui sont en fait des gravures de Sickert, insérées au milieu du lot !
En 1917, Sylvia est présente à « l’Exposition d’arts graphiques d’hiver » de la Royal Academy avec deux gravures intitulées Napoleonic Eagle et Scandal-Mongers et ce sera fini pour dix ans avec cette institution.
Mais
elle expose dans de nombreuses galeries, ses dessins et gravures, le plus
souvent.
S’agissant
de ses peintures - qui ne sont pas datées non plus – on ne peut se fonder que
sur les tenues de protagonistes (et l'évolution de sa palette) pour les situer dans le temps.
Sylvia
peignait aussi en France, visiblement régulièrement, probablement parce qu’elle
accompagnait Sickert dans ses déplacements. Et il séjournait fréquemment en
Normandie depuis les années 1880. Il y avait rencontré Jacques-Emile Blanche en
1882 et c’est dans la maison du peintre à Dieppe qu’il a fait la connaissance de ses futurs
galeristes parisiens, Durand-Ruel et Bernheim-Jeune, et aussi d'artistes, Renoir,
Monet, Pissarro.
Mais c’est à Paris que Sickert a rencontré d’Edgard Degas, dont il se sent proche au plan artistique et avec lequel il partage l’idée de l’importance du dessin dans la composition, « vertu » qu’il a transmise à Sylvia.
Quoi
qu’il en soit, cette toile de Sylvia, qui date probablement de la fin des
années 1910, porte un titre en français.
Ces Rentiers n’ont pas l’air particulièrement aisés mais ils bénéficient d’une place au soleil tandis qu’une jeune femme les regarde, immobile et dans l’ombre. Il n’en faut pas davantage pour élaborer une théorie que j’ai lue, selon laquelle ce tableau exprime la relation complexe entre l’art, les femmes et la vie moderne. Pourquoi pas…
Mais cette autre toile, peinte plus tardivement en Angleterre, fonctionne un peu selon le même principe. Si c’est elle-même qu’elle représente de dos, observant le marché, quelle est la signification de ce positionnement ? Sylvia est surtout celle qui regarde, sans se montrer. La petite gravure que j'ai placée en exergue est le seul autoportrait que j'ai trouvé.
Au
cours des années 20, elle réalise de nombreuses scènes françaises, souvent à
Dieppe ou dans ses environs.
Mais
si on se fie à sa « touche brisée », il semblerait bien qu’elle soit
allée aussi au sud de la France dans les années 10 :
Dans
les années 20, elle paraît revenir à une palette plus proche de celle de
Sickert.
On commence à parler de Sylvia dans la presse française… à l’occasion d’un long article sur Sickert : « Miss Sylvia Gosse, la fille d'Edmond Gosse, et la géniale Miss Lesort, deux disciples fameuses de Sickert, mais aussi personnelles que si elles ne l'admiraient pas. » (Jacques-Emile Blanche, « La semaine artistique », Comœdia, 15 décembre 1920, p.2)
Indice de son succès, le gouvernement britannique lui achète plusieurs toiles :
A
Paris, Sylvia participe à une « Excellente exposition, présentée avec le
goût habituel du Musée des Arts décoratifs. (…) Copley, Laura Knight et Sylvia Gosse ne manquent certes pas de
talent. Mais les deux maîtres sont Augustus John et Sickert, dont le Théâtre
et l’Ennui sont de vrais chefs-d’œuvre. Nous retrouvons, parmi les
lithographies, à peu près les même noms : de nouveau Sickert, Copley, Sylvia
Gosse. » (François Fosca, « Chronique des expositions – Gravure
anglaise moderne », L’Amour de l’art, Janvier 1928, p.34)
Sylvia
commence à pratiquer, comme Sickert, la peinture d’après photographie.
C’est ainsi que le portrait de son mentor a été réalisé d’après un cliché pris en 1923, dans le studio d’un photographe professionnel.
Pour
se représenter lui-même dans la rue, Sickert utilisera dix ans plus tard une
photographie publiée avec un article de The Star, relatant sa démission
de la Royal Academy en 1935.
Pour son tableau célèbre, Foule de Madrid, Sylvia travaille en atelier d’après une photographie prise pendant une manifestation. Une
peinture-instantané, floue, comme rapidement saisie depuis le centre de la
foule, vraiment moderne.
Et
on dirait bien que cette sortie des arènes de Madrid a bénéficié de la même technique…
… et peut-être aussi cette Bretonne…
… et certainement cette Accolade (titre donné en français) au milieu d’un groupe.
Comme,
enfin, ces chasseurs à courre, devant la porte du manoir d’Hibouville (1635) à
Envermeu, qu’elle avait déjà peinte quelques années plus tôt.
En
1926, Sylvia est élue membre de la « Royal Society of Painter-Etchers and
Engravers » et recommence à exposer à la Royal Academy en 1929, avec une
huile intitulée Yellow Orchids.
Elle y reviendra presque chaque année, ce qui permet de dater certaines de ses toiles, comme ce Vendeur de trompettes d’Envermeu, qu’elle expose en 1932…
…
et qu’on dirait peint le même jour que cette échoppe de paniers, balais et
filets de pêche…
…
et cette harpiste :
Toujours ses cadrages inattendus, un peu décalés, peut-être photographiés ou rapidement croqués pour être travaillés ensuite en atelier. Elle-même appelle ses croquis des « instantanés ».
En 1933, Sylvia
expose à la Royal Academy un Danseur noir qu’elle a saisi comme
si elle se trouvait au milieu du public.
En 1934, elle montre une Rue Pequet, Dieppe, que je n’ai pas retrouvée, vous aurez donc La rue Cousine en lot de consolation…
… et cette scène de rue où l'on voit encore une femme active, vêtue d'une blouse.
Au milieu des années 30, alors que Sylvia a été élue membre de la Royal Society of British Artists, on voit apparaître, dans le catalogue 1936 de la Royal Academy, le portrait du secrétaire d’Etat du Vatican, le cardinal Pacelli, futur Pie XII. A l’époque, il revenait d’un long périple privé aux Etats-Unis, je me demande comment Sylvia a bien pu le rencontrer. Encore une photographie ? Impossible à savoir, je n'ai pas retrouvé le cardinal.
Ceci m’amène aux portraits exécutés par Sylvia. Je ne sais pas s’ils sont nombreux, je n’en ai trouvé que quatre mais ils soulignent sa capacité à saisir la psychologie de ses modèles. Le petit air bravache de cette jeune femme se peignant…
…
l’air inquiet et vaguement revêche de cette dame engoncée dans son écharpe
bleue…
…
et peut-être la même dame, dérangée dans sa lecture et dont l’activité cérébrale paraît si intense qu'elle illumine le miroir placé derrière son chapeau…
… l’œil complice et presque affectueux du leader travailliste et militant pour le vote des femmes, Georges
Lansbury (1859-1940), au soir de sa vie…
Et enfin ce pêcheur concentré, qui n'est pas tout à fait un portrait, est interprété en deux versions, peinte et gravée.
Par bribes, on apprend que Sylvia, dans les années 1930, continue à veiller sur Sickert (je ne sais pas d’où sort cette « Tak Gallery »… peut-être la Tate telle que l’entend un Français ?) : « Les milieux artistiques de Londres sont en émoi : Le directeur de la Tak Gallery a refusé dernièrement un tableau du roi George peint par Richard Sickert, membre de l'Académie royale. "Ce tableau, dit le directeur, est certainement le meilleur et le plus vivant des portraits des personnes royales, mais il ne peut figurer dans la Tak Gallery". Le portrait fut alors acheté par miss Sylvia Gosse qui l'offrit à la ville de Glasgow mais le don ne fut pas accepté… Que signifie cette étrange mise à l'index ? Le fait est que le roi est représenté sur cette toile en costume négligé et dans une attitude familière, en train de bavarder avec son palefrenier. Ce n'est plus du tout le souverain qu'on propose à l'admiration du peuple sur les timbres-poste et sur les monnaies : un personnage impassible, majestueux et serein. C'est un brave homme qui a oublié un instant qu'il est roi et qui rit de toutes ses dents. Mais précisément le peuple doit ignorer que son souverain n'est qu'un homme. L'habit ne fait pas le moine, dit le proverbe. Peut-être, mais… l’habit fait le roi ! » (Anonyme, « Un portrait indésirable du roi d'Angleterre », L’Œuvre, 20 janvier 1933, p.3)
Hélas, je n’ai pas retrouvé le portrait scandaleux… mais je sais que dans ces mêmes années, Sylvia a participé à la création du fonds Sickert, destiné à le soutenir dans ses vieux jours. Et elle l’accompagne lorsqu’il s’installe à Bath Hampton en 1938, pour veiller sur lui.
En 1941, Sylvia expose un Château de Dieppe à la Royal Academy. Ce n’est pas l'un des deux ci-dessous, acquis par des musées dans les années 1930. Elle l'a peint si souvent, ce château de Dieppe…
La dernière apparition de Sylvia à la Royal Academy aura lieu en 1948, avec la basilique San Simeone.
Sylvia continue à s’occuper fidèlement de Sickert jusqu’à la mort de celui-ci, en 1942. Ensuite, elle s’installe dans une petite maison près de Hastings, avec son amie, Kathleen Fisher. Elles voyagent un peu et Sylvia peint, en solitaire.
Sa carrière se termine au début des années 1960, quand elle est atteinte de semi cécité.
Sylvia
Gosse est morte le 6 juin 1968.
Comme on s’en doute, elle est rapidement tombée dans l’oubli et il semble bien qu’elle s’y trouve encore largement, même en Angleterre.
En 1975, son amie Kathleen Fisher a publié un livre de souvenir intitulé « Conversations with Sylvia », impossible à trouver aujourd'hui sauf dans les bibliothèques anglaises.
En mai-juillet 1978, le Hastings Museum and Art Gallery a présenté « Sylvia Gosse Painter and Etcher 1881-1968 ».
Et puis plus rien jusqu'à ce que la Tate Britain installe son Infirmière et son Imprimeuse dans une exposition intitulée « Now You See Us, Women Artists in Britain », où elle partage l’affiche avec Artemisia Gentileschi, Angelica Kauffmann, Mary Beale, Elisabeth Butler et Laura Knight, excusez du peu ! (L'exposition se termine en octobre 2024)
Il était quand même plus que temps, s'agissant d'une artiste dont les collections publiques britanniques conservent plus d’une cinquantaine d’œuvres, sans compter ses très nombreuses gravures.
Et voici pour respecter la règle, trois petites natures mortes. Non, ce ne sont pas ses meilleures toiles…
*
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