Le
registre de la mairie de Bessines-sur-Gartempe (Haute-Vienne) indique que Marie-Clémentine
Valadon est née le 23 septembre 1865, de Madeleine Valadon, lingère, et de père
inconnu. Pourtant, dans les années 1930, Suzanne Valadon prétendait être née le
23 juillet 1867.
Selon ses contemporains, Suzanne a toujours aimé brouiller les cartes et ne souhaitait pas s’encombrer de vérités administratives. Elle confiait volontiers à ses amis être la fille d’un banquier, d’un châtelain ou d’un bagnard et avoir été abandonnée par une mère indigne sur les marches de la cathédrale de Limoges…
Marie-Clémentine arrive à Paris à cinq ans, avec sa mère. Elles s’installent boulevard Rochechouart, juste en-dessous de la colline de Montmartre. Dès ses onze ans, Marie-Clémentine doit entrer en apprentissage, chez une modiste, puis dans un atelier de fabrique de couronnes mortuaires. Elle n’y fera pas long feu. Elle connaît Montmartre comme sa poche et rêve devant les acrobates du cirque Fernando. Mais ce n’est que dans un petit établissement d’amateurs, le Cirque Mollier, qu’elle devient danseuse de corde - comme celle que Berthe Morisot dessine en 1886 – puis trapéziste. Jusqu’à ce qu’un accident l’oblige à chercher une autre activité. Elle a environ quinze ans, sa « beauté petite et lumineuse » intéresse les peintres et lui ouvre la porte de leurs ateliers.
On
ne sait pas si c’est dans l’un de ces ateliers ou chez Ma Campagne, un
cabaret qu’elle fréquente assidûment (et qui deviendra ensuite le Lapin Agile)
qu’elle a rencontré le père de Maurice Valadon, qui naît le 26 décembre 1883.
Suzanne fréquente aussi un jeune étudiant en agronomie, également peintre et poète, dont la famille catalane s’est exilée en France en 1868, Miguel Utrillo y Molins. Il signe la reconnaissance de paternité de Maurice en 1891 avant de retourner à Barcelone, après une relation assez orageuse avec Suzanne. En raison d’une ressemblance physique, certains historiens de l'art pensent qu’il est bien le père de Maurice.
Quoi
qu’il en soit, c’est « Maman Madeleine » qui élèvera le petit garçon
car sa mère de 18 ans a d’autres priorités, à commencer par sa carrière de
modèle, qui est exceptionnelle : Puvis de Chavannes, Renoir,
Toulouse-Lautrec, Henner dessineront ou peindront celle qui se fait alors
appeler Maria.
A
leur contact, Marie-Clémentine apprend son futur métier, sans le dire. Son
premier autoportrait vers l’âge de 18 ans (voir supra, en exergue) la
présente sans artifice, le regard grave et décidé, prête à faire front. Son
dessin est déjà intense et vigoureux, sans concession. Il y a déjà beaucoup de Suzanne
dans ce portrait-là et elle le signe du nouveau prénom que Toulouse-Lautrec lui
aurait suggéré, en référence au fait qu’elle posait devant des vieillards…
Un jour, Toulouse-Lautrec voit par hasard un portrait que Suzanne a fait de son fils et lui conseille d’aller montrer ses dessins à Degas.
Alors,
Suzanne rencontre Degas qui « l’accable d’éloges » et accroche un de
ses dessins au crayon rouge dans sa salle à manger, un nu près d’un fauteuil.
Ce n’est pas celui que je place ci-dessous et que je le trouve particulièrement
impressionnant à cause de l’ambiguïté qu’il dégage, entre la pose de la toute
jeune fille, son regard perdu dans le vague et le geste de sa main dans ses
cheveux…
Pendant
dix ans, encouragée par Degas, Suzanne dessine sa famille : sa mère, son
fils quand il veut bien, sa nièce Marie Cola (il faut donc qu’elle ait eu un
frère ou une sœur ?) et d’autres femmes proches.
Ses dessins de son fils, soulignés d’un trait noir implacable, dans toutes sortes de positions distordues, sont d’une qualité saisissante.
Certaines
des poses du jeune Utrillo paraissent inspirées par celles que sa mère a
peut-être a été amenée à adopter elle-même, en tant que modèle :
Et on croit parfois retrouver des thèmes traités par Degas, comme ici :
Mais
« Si chaque trait chez Degas correspond au besoin de connaître la forme, de
décomposer le mouvement, de saisir le mécanisme du geste, Valadon ne remarque,
ne choisit, ne dessine que les lignes qui crient le caractère du modèle et
servent à concrétiser l'émotion qu'elle éprouvait elle-même devant lui. »
(Bernard Dorival, Les étapes de la peinture contemporaine, Tome 1er,
Gallimard, Paris, 1946)
En 1894, Suzanne expose pour la première fois, cinq dessins représentant son fils, dont l’un est intitulé Grand-mère et petit-fils, au Salon de la Société nationale des beaux-arts. On lit souvent qu’elle y était la seule femme exposée, ce qui est évidemment faux mais cela n’empêche pas que sa présence ait été une victoire, s’agissant d’une artiste qui n’avait jamais suivi le moindre enseignement direct en atelier. Ceci étant, il ne semble pas qu’elle soit réapparue ensuite dans les catalogues de la SNBA…
Degas lui achète des dessins, la présente à des collectionneurs et décide de l’initier au vernis mou.
Dès 1895, le galeriste et éditeur Ambroise Vollard (1866-1939) publie des planches de Suzanne dans la revue Le Rêve et l'Idée puis dans l’Album des Peintres Graveurs, en 1896. Elle s’y trouve en compagnie de Pierre Bonnard, Maurice Denis, Odilon Redon, Félix Vallotton…
Parallèlement, Suzanne s’est mise à la peinture, d’abord avec une certaine retenue :
Puis
avec davantage de détermination mais dans un style encore incertain. Elle
noue une brève relation amoureuse avec Satie, qui n’est encore que pianiste
dans une auberge et qui lui déclare sa flamme sur un papier estampillé de la Société
des vieille poules dont la devise pastiche celle des Rohan :
« Aigle ne puis, dindon ne daigne, poule suis » !
Mais
Suzanne a rencontré un certain Paul Mousis, un homme d’affaire fortuné, qu’elle
épouse le 5 août 1896.
Il lui achète un atelier, au 12 rue Cortot, à Montmartre, situé à l’arrière d’une des plus anciennes bâtisses de la butte, la maison du Bel Air (dit aussi Hôtel Rosimond, du nom d'un comédien de la troupe de Molière qui en fut le propriétaire). Renoir s’y était installé vingt ans plus tôt, pour peindre Le Moulin de la Galette. Pour planter le décor, regardons ce tableau plus tardif de Suzanne qui représente très clairement la maison du Bel Air et le jardin en pente de l’actuel musée de Montmartre, vu depuis la rue Saint-Vincent.
Et la vue du Sacré-Cœur depuis le jardin.
Pendant
ce temps, mère et fils vivent à Montmagny, près de Pierrefitte, dans une
maison confortable appartenant à Paul Mousis. On trouve trace des séjours de
Suzanne à Montmagny dans un de ses paysages :
Ainsi
que dans plusieurs œuvres d’Utrillo qui en donne généralement une vision plus
inspirée mais assez angoissée :
Les
paysages ne me semblent pas l’aspect le plus incontournable de l’œuvre de
Suzanne. Non qu’ils soient désagréables à regarder mais ils ne présentent pas
l’audace de ses autres travaux.
Grâce
à Mousis, Suzanne, débarrassée des inquiétudes alimentaires, peut peindre sereinement.
Dans
ses nus les plus anciens, comme La lune et le soleil, les modèles semblent posés
dans un paysage. L’inspiration vient de l’œuvre de Puvis de Chavannes mais Suzanne cercle déjà les corps du trait noir qui restera sa marque.
Dès la fin des années 90, Maurice Utrillo a commencé à présenter des symptômes d’alcoolisme et Suzanne, sur les conseils d’un médecin, l’a initié à la peinture. C’est par son intermédiaire qu’elle rencontre André Utter, électricien de métier et passionné de peinture. Il a vingt-quatre ans, elle en a vingt de plus.
Elle
l’invite à poser pour un grand tableau intitulé Adam et Eve et se
représente à ses côtés, avec une liberté de représentation des corps, féminin comme
masculin, plutôt osée pour l’époque.
« …Un
autoportrait de l’artiste avec son amant, sous la forme d’un hymne à l’amour et
à la liberté des corps. Les figures se détachent d’un décor archaïque, orné du
pommier symbolique traditionnel, comme flottant, dansant dans le paradis. Des
feuilles de vigne cachent le sexe de Utter, alors qu’Ève s’apprête à croquer la
pomme. Une photographie du premier état de la peinture nous révèle que la
ceinture de feuilles de vigne est un repeint, ajouté plus tard, sans doute à la
demande des organisateurs du Salon d’automne de 1920, où le tableau a été
révélé. Cet acte de censure pudibond trahit la difficulté affrontée par les
femmes artistes de présenter, à l’époque, des corps d’hommes entièrement nus et
confirmerait le rôle pionnier joué par Suzanne Valadon dans la rupture avec les
conventions. » (Notice du musée)
Le
nouvel amour de Suzanne coïncide avec une intense activité artistique et elle commence à s’affirmer dans sa peinture. Ses nus deviennent
de plus en plus réalistes et expressionnistes à la fois. Sans bienveillance
excessive, elle marque les corps fatigués d’une peau blême et couperosée.
Suzanne quitte la rue Cortot et s’installe dans un petit appartement avec son fils, sa mère et Utter dans l’immeuble où vivent Dufy et Braque. Et, par voie de conséquence, quitte Paul Mousis et demande le divorce.
Elle commence une
série de portraits collectifs. Sa mère et son fils (et un des chiens de Suzanne)
figurent dans une disposition curieuse où, sur un fond décoratif, Utrillo
apparaît surdimensionné mais maladif et la grand’mère ratatinée, repliée sur ses
pensées.
En 1911, Suzanne adhère à la Société des artistes indépendants et participe à son salon. Elle y présente des nus qu’Apollinaire trouve « comme désabusés » (« Le Salon des Indépendants », L’intransigeant du 22 avril 1911) mais comme il a écrit la veille, dans le même journal, que « l’envoi de Marie Laurencin, sobre, ferme, audacieux […] est un de ceux qu’on peut priser le plus haut pour la grâce et la noblesse », on comprend facilement qu’il ait quelque interrogation sur le travail de Suzanne…
Intrépide, celle-ci s’attaque à des formats qui pourraient inquiéter des peintres plus
robustes qu’elle ! Dans La joie de vivre, le paysage décoratif est
toujours là mais, à gauche, la femme centrale semble saisie de mouvements
désordonnés, soulignés par le squelette noirci d’un arbre mort, les autres
femmes sont bizarrement occupées au soin de leurs corps - comme souvent les
femmes représentées par Suzanne - tandis qu’à droite, l’homme (encore Utter) parallèle
à un arbre vigoureux, observe une scène à laquelle il paraît un peu étranger…
Cette année-là, Suzanne a sa première exposition personnelle chez le marchand d’art Clovis Sagot (qui fut aussi le premier marchand de Picasso). La joie de vivre et La coiffure sont exposées au Salon d’automne.
Le
« Trio infernal » retourne s’installer rue Cortot en 1912 dans
l’ancien atelier du peintre Emile Bernard, deux pièces qui sont aujourd’hui
reconstituées au Musée de Montmartre : un chambre où s'acharne Utrillo toujours sous l’emprise de l’alcool mais dont les œuvres, qui commencent à rencontrer le succès, font vivre la famille ; un atelier avec une grande verrière où
peignent Suzanne et Utter.
Dans le Portrait de famille de cette année-là, Suzanne est le centre, celle qui soutient le regard du spectateur. Les autres sont probablement tels qu’elle les ressent. Comme souvent dans ses portraits de groupe, les personnages n’ont aucune interaction entre eux.
En
1913, sur le catalogue du Salon des Indépendants, le nom de Suzanne suit
immédiatement celui de son fils. Il présente trois paysages et elle Deux
figures (voir supra) et La toilette.
La
sûreté et la rigueur de son trait rayonnent dans cette étude de nature morte.
Elle commence à en composer au tournant du siècle :
Pour
autant, les premières qu’elle peint ne forcent pas l’admiration :
l’inspiration est encore bien trop proche de celle de Cézanne pour supporter
la comparaison….
Collection particulière (vente 2016)
Dans
ses portraits, en revanche, si les références sont nombreuses et complexes, elles
sont toujours traitées de façon personnelle. Je laisse la parole au musée :
« Ce
double portrait de la nièce de l’artiste, Marie Coca et sa fille Gilberte, se
rattache à la série des ''Portraits de Famille'' que Suzanne Valadon exécute
d’après ses proches. L’autorité du trait, la force et la simplicité de la
composition, la perspective volontairement accentuée du plancher qui semble
projeter les figures en avant, l’acuité des visages, tout manifeste la très
grande maîtrise de l’artiste. Gilberte et sa poupée renvoie à un des thèmes de
prédilection de Valadon : l’enfance et ses jeux. L’attention portée au décor
fait osciller le tableau entre scène de genre et portrait. La reproduction d’un
tableau de Degas au mur [il s’agit de Répétition d’un ballet sur scène
(1874) qui utilisait le même artifice d’accentuation de la perspective que
celui que Suzanne met en œuvre dans cette scène] constitue un hommage de
Valadon au peintre qui l’avait encouragée dans sa vocation artistique. » (Notice
du musée)
L’étude
de nus reste cependant la grande affaire de Suzanne.
Ses corps féminins sont bien loin des canons de la beauté classique dont les représentations peuplent encore les Salons, ils sont vrais, vivants, ils sont comme elle les voit, souvent déformés par une perspective plongeante.
L’avenir dévoilé est présenté au Salon d’automne de 1912.
En
1913, Suzanne commence sa collaboration avec la galeriste Berthe Weill, qui
deviendra un solide soutien de son travail et l’expose très régulièrement pendant
vingt ans.
Au Salon des Indépendants de 1914, elle montre le formidable Lancement du filets, trois figures grandeur nature du corps d’Utter. Le tableau sera remarqué.
Le vigoureux trait noir qui découpe les formes et transforme les volumes en aplats de couleurs vaudra à Suzanne quelques critiques acerbes, voire insultantes, mais le Lancement fera néanmoins partie des cinq œuvres exposées dans la rétrospective des Indépendants de 1926.
Utter
et Suzanne se marient avant le départ d’Utter pour la guerre…
Le Portrait de Mauricia Coquiot inaugure la série que j’ai décidé d’appeler les « portraits impitoyables »...
…auxquels
répondent des nus qui ne le sont pas moins. Il s’agit ici de Gaby qui
travaillait comme femme de ménage chez Suzanne.
« Le nu arrangeant ses cheveux est caractéristique des nus de Valadon,
qu'elle représentait fréquemment au milieu d'activités banales et
quotidiennes. Le contour lourd et ondulant des objets ainsi que les traits
de peinture non mélangés sont typiques du style de l'artiste. Des couleurs
inattendues, comme le vert, apparaissent dans les tons chair qui font écho aux
verts du tapis et du rideau en arrière-plan. Valadon a placé son modèle
carrément au centre de la composition où elle se tient debout sur un tas de
tissu blanc, peut-être des vêtements jetés. Valadon a souvent utilisé le
blanc, contourné de bleu, dans ses œuvres comme élément neutre pour mettre en
valeur les valeurs des teintes environnantes. » (Notice du musée)
Elle met aussi en scène des personnages presque inquiétants dans des positions improbables, comme cette femme, vue en contre-plongée, mi- assise mi- debout, drapée dans un immense tissu qui paraît avoir été généré par le rideau de fond de scène. Une déesse, sensuelle en diable.
Huile sur toile, 92 x 65 cm
Musée des Beaux-Arts, Limoges
Le
retour de guerre de Utter rend à Suzanne l’énergie de se remettre à travailler
avec acharnement. Elle produit plusieurs portraits. Son fils, comme agrippé à sa toile :
Une Victorine qui fait immédiatement penser à son propre portrait (La natte) par Renoir :
… et
une série de nus d’une modèle noire qui sera exposée au Salon d’automne de
1919.
Ses
natures mortes commencent à prendre leur autonomie particulière, comme cette vue
en plongée sur un guéridon où un vase en verre bleu transparent, contenant des
fleurs que je n’identifie pas, voisine avec un compotier blanc, une assiette
pleine de prunes et de pêches, un pichet à fleurs, une bouteille, un verre et une
demi-baguette de pain. Chaque élément est peint avec attention et l’explosion
généreuse des couleurs a commencé.
Quant
aux nus, qu’il serait difficile de faire passer pour des morceaux d’élégance, c’est
leur outrance même qui impose la présence charnelle du modèle, avec un degré d’insistance
qu’on pourrait qualifier de cruel…
Les
portraits restent impitoyables malgré l'introduction d'un décor vaguement bourgeois au cadrage resserré…
Et
revoici Marie Coca et Gilberte, quelques années plus tard. L’enfant
est adolescente, sa mère vieillit. La poupée, qui dans le tableau précédent
assurait symboliquement la continuité entre la fillette et sa mère, est devenu un accessoire sans usage.
« Dans La
Poupée abandonnée, Suzanne Valadon met en scène une scène intimiste à forte
humeur psychologique. Assise sur un lit, une femme entièrement vêtue sèche
une fille avec un serviette. La fille, vêtue uniquement d'un ruban de
cheveux rose, se détourne de la femme et semble s'inspecter dans un miroir à
main. Le nœud rose fait écho à celui dans les cheveux de la poupée,
symbole de l'enfance, oubliée sur le sol près du lit. Cette connexion
visuelle, combinée au corps mûrissant de la jeune fille, suggère qu'il s'agit
d'un moment de transition dans sa jeune vie.
La poupée abandonnée illustre le style mature de Valadon : couleurs vives, contours sombres, motifs textiles et formes simplifiées avec des poses maladroites et une anatomie déformée. Elle n'avait aucune formation formelle ; elle a plutôt assimilé diverses préoccupations artistiques et intellectuelles du XIXe et du début du XXe siècle au contact direct d'artistes tels qu'Edgar Degas, Puvis de Chavannes et Henri de Toulouse-Lautrec. Cependant, le style de Valadon était très personnel et ses nus sont généralement des femmes actives non idéalisées, défiant la convention du corps féminin sexualisé et passif. » (Notice du musée)
La Poupée
sera présentée au Salon d’automne, dont Suzanne devient sociétaire, avec le Portrait
de famille et un nouveau Portrait de Maurice Utrillo. Maurice est à
présent un peintre reconnu : il a bénéficié l’année précédente de sa
première exposition personnelle. Sa nouvelle notoriété se lit dans l’assurance de
son regard et son allure, à la fois calme et énergique.
L’année
suivante, la jeune Gilberte est devenue une jeune femme élancée que Suzanne
représente avec une délicatesse qui dit l'affection qu'elle lui porte.
« Reconnue
dès les années 1910 pour ses nus féminins dont les modèles sont issus de son
entourage, elle fait ici poser sa nièce. Accentuant l’attitude pudique de la
jeune fille, Valadon inscrit le
nu dans une chambre close rythmée par les verticales de la porte et les
structures sombres du montant du lit, nettement découpé dans l’espace. Les
motifs colorés - couverture rayée, tapis -, les espaces uniformes et, surtout,
l’usage maîtrisé des blancs composent un écrin pour les carnations bleutées et
roses du corps dont un cerne noir souligne la présence gracile. » (Notice
du musée)
Le
portrait impitoyable s’embourgeoise. Suzanne peint volontiers des femmes « respectables »,
épouses de peintre (Madame Kars) ou de collectionneur (Madame Zamaron),
femme d’affaire (Madame Lévy) ou … confortablement installées ! (Les dames
Rivière).
Et elle peint aussi ses proches, comme toujours. Il s’agit ici de sa gouvernante, une femme de caractère, manifestement !
Suzanne
devient célèbre. Ses œuvres sont présentées dans les grandes expositions
nationales et internationales et la grande galerie Bernheim-Jeunes lui signe un
contrat. Elle y voisine avec Cézanne, Matisse, Bonnard, Vuillard, Van Dongen,
etc.
Le « Trio infernal » s’installe pour quelques années dans un château du Beaujolais, à Saint Bernard, près de Villefranche-sur-Saône. Suzanne espérait y soigner Utrillo de sa dépendance alcoolique. Mais l’épisode campagnard ne durera pas et le trio remuant est rapidement rejeté par tout le voisinage. Suzanne y a cependant fait la connaissance d’Edouard Herriot, jeune député-maire de Lyon, qui gratifiera Utrillo de la Légion d’honneur, quelques années plus tard…
Suzanne y peint des paysages, La Chambre bleue, de superbes nus…
Sur
une petite commode noire posée devant Le lancement du filet, trois vases
dont un est rempli de tulipes, un livre, un étui à violon ouvert, garni de velours
bleu roi où un archet est accroché, tandis que le violon lui-même est posé sur
une écharpe carmin clair. Une composition chatoyante qui est ma préférée !
Quand,
en 1926, les Bernheim achètent au nom d’Utrillo un hôtel particulier 12 avenue
Junot, Suzanne se réinstalle à Paris.
En 1928, Berthe Weill organise la première exposition rétrospective de Suzanne qui participe aussi à de nombreuses expositions de groupe, notamment en Hollande et à New York. Suzanne ne désarme pas.
Ses natures mortes sont toujours saturées de couleur mais ont peut-être perdu un peu de l'exubérance des années précédentes…
La production de Suzanne n’est plus aussi régulière et son succès marque le
pas. Lors de l’exposition organisée par la galerie Georges Petit, en 1932, qui
bénéficiait d’un catalogue préfacé par Edouard Herriot, la presse est
bienveillante mais Suzanne ne vend presque rien.
Bien que réticente à l’idée d’être associée à la « peinture de dames », elle accepte de participer, en 1933, au Salon des femmes artistes modernes, à la demande de la peintre Marie-Anne Camax-Zoegger qui en était la présidente. Elle fera ensuite ce beau portrait de sa fille, baigné de lumière. Comme à son habitude, elle y mélange les techniques, emprisonnant les formes dans des contours noirs et bleus.
Enfin,
en 1937, l’Etat achète plusieurs de ses œuvres, dont Le lancement du filet
et Adam et Eve, une consécration pour la petite modèle de la
fin du XIXe siècle…
Suzanne Valadon est morte le 7 avril 1938. Après une messe funèbre en l’église Saint-Pierre de Montmartre, elle est enterrée au cimetière de Saint-Ouen.
Longtemps éclipsé par celui de son fils, son talent est aujourd’hui reconnu par les historiens de l’art qui n’hésitent plus à voir dans son œuvre des qualités de vigueur, une violence crue et une netteté blessante qui préfigurent la Nouvelle Objectivité allemande.
Certains auteurs la considèrent même comme « l’un des représentants les plus plausibles d’un expressionnisme français », bien qu’on sache évidemment qu’il n’existe pas vraiment d’expressionnisme français…!
*
Une première rétrospective de son œuvre a eu lieu en 1948 au musée national d'art moderne et on pouvait voir en juin et juillet 2022, des œuvres de Suzanne Valadon au musée du Luxembourg dans l’exposition « Pionnières, Artistes dans les années folles ».
Mise à jour 2025 : une grande exposition consacrée à Suzanne est prévue au printemps 2025 à Beaubourg. C'est l'expo à ne pas manquer !
*
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