dimanche 3 avril 2022

Suzanne Valadon (1865-1938)

 

Autoportrait – 1883
Mine graphite, fusain et pastel sur papier, 43,5 x 30,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Jacqueline Hyde / Centre Pompidou

Le registre de la mairie de Bessines-sur-Gartempe (Haute-Vienne) indique que Marie-Clémentine Valadon est née le 23 septembre 1865, de Madeleine Valadon, lingère, et de père inconnu. Pourtant, dans les années 1930, Suzanne Valadon prétendait être née le 23 juillet 1867.

Selon ses contemporains, Suzanne a toujours aimé brouiller les cartes et ne souhaitait pas s’encombrer de vérités administratives. Elle confiait volontiers à ses amis être la fille d’un banquier, d’un châtelain ou d’un bagnard et avoir été abandonnée par une mère indigne sur les marches de la cathédrale de Limoges…

Marie-Clémentine arrive à Paris à cinq ans, avec sa mère. Elles s’installent boulevard Rochechouart, juste en-dessous de la colline de Montmartre.  Dès ses onze ans, Marie-Clémentine doit entrer en apprentissage, chez une modiste, puis dans un atelier de fabrique de couronnes mortuaires. Elle n’y fera pas long feu. Elle connaît Montmartre comme sa poche et rêve devant les acrobates du cirque Fernando. Mais ce n’est que dans un petit établissement d’amateurs, le Cirque Mollier, qu’elle devient danseuse de corde - comme celle que Berthe Morisot dessine en 1886 – puis trapéziste. Jusqu’à ce qu’un accident l’oblige à chercher une autre activité. Elle a environ quinze ans, sa « beauté petite et lumineuse » intéresse les peintres et lui ouvre la porte de leurs ateliers.

 

Berthe Morisot (1841-1895)
La danseuse de corde - 1886
Fusain et pastel, 62 x 47 cm
Collection particulière (vente 2008)


On ne sait pas si c’est dans l’un de ces ateliers ou chez Ma Campagne, un cabaret qu’elle fréquente assidûment (et qui deviendra ensuite le Lapin Agile) qu’elle a rencontré le père de Maurice Valadon, qui naît le 26 décembre 1883.

Suzanne fréquente aussi un jeune étudiant en agronomie, également peintre et poète, dont la famille catalane s’est exilée en France en 1868, Miguel Utrillo y Molins. Il signe la reconnaissance de paternité de Maurice en 1891 avant de retourner à Barcelone, après une relation assez orageuse avec Suzanne. En raison d’une ressemblance physique, certains historiens de l'art pensent qu’il est bien le père de Maurice.

 

Portrait de Miguel Utrillo de profil – 1891
Fusain sur papier, 17,5 x 13 cm
Collection particulière (vente 2018)


Quoi qu’il en soit, c’est « Maman Madeleine » qui élèvera le petit garçon car sa mère de 18 ans a d’autres priorités, à commencer par sa carrière de modèle, qui est exceptionnelle : Puvis de Chavannes, Renoir, Toulouse-Lautrec, Henner dessineront ou peindront celle qui se fait alors appeler Maria.

 

Pierre-Cécile Puvis de Chavannes (1824-1898)
Portrait de femme de trois-quarts (Suzanne Valadon ?) – sans date
Crayon graphite et pierre noire sur papier calque, 42,2 x 32,7 cm
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

Auguste Renoir (1841-1919)
La Natte – 1882/84
Huile sur toile, 57 x 47 cm
Musée Langmatt, Baden

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901)
Gueule de bois – La buveuse – 1887/89
Huile sur toile, 47 x 55,3 cm
Fogg Art Museum, Harvard University, Massachusetts

A leur contact, Marie-Clémentine apprend son futur métier, sans le dire. Son premier autoportrait vers l’âge de 18 ans (voir supra, en exergue) la présente sans artifice, le regard grave et décidé, prête à faire front. Son dessin est déjà intense et vigoureux, sans concession. Il y a déjà beaucoup de Suzanne dans ce portrait-là et elle le signe du nouveau prénom que Toulouse-Lautrec lui aurait suggéré, en référence au fait qu’elle posait devant des vieillards…

Un jour, Toulouse-Lautrec voit par hasard un portrait que Suzanne a fait de son fils et lui conseille d’aller montrer ses dessins à Degas.

 

Maurice Utrillo à deux ans – 1886
Sanguine, 34,3 x 29 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Cécilia Laulanne / Centre Pompidou

Alors, Suzanne rencontre Degas qui « l’accable d’éloges » et accroche un de ses dessins au crayon rouge dans sa salle à manger, un nu près d’un fauteuil. Ce n’est pas celui que je place ci-dessous et que je le trouve particulièrement impressionnant à cause de l’ambiguïté qu’il dégage, entre la pose de la toute jeune fille, son regard perdu dans le vague et le geste de sa main dans ses cheveux…

 

Une fille nue allongée sur un canapé – 1894
Crayon noir sur papier calque jaune, 19,4 x 22,6 cm
Fogg Art Museum, Harvard University, Massachusetts


Pendant dix ans, encouragée par Degas, Suzanne dessine sa famille : sa mère, son fils quand il veut bien, sa nièce Marie Cola (il faut donc qu’elle ait eu un frère ou une sœur ?) et d’autres femmes proches.

Ses dessins de son fils, soulignés d’un trait noir implacable, dans toutes sortes de positions distordues, sont d’une qualité saisissante.

 

Maurice Utrillo nu, jouant du pied avec une cuvette – 1894
Dessin, 41 x 23 cm
Collection particulière
Reproduit dans Janine Warnod, Suzanne Valadon, Flammarion, Paris, 1981, p.46


Certaines des poses du jeune Utrillo paraissent inspirées par celles que sa mère a peut-être a été amenée à adopter elle-même, en tant que modèle :

 

Utrillo nu assis sur un divan – 1895
Fusain sur papier, 19,2 x 20,1 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou

 

Et on croit parfois retrouver des thèmes traités par Degas, comme ici :

Maurice Utrillo jouant avec un lance-pierres – 1895
Crayon noir sur papier, 19,1 x 33 cm
Collection particulière

Edgar Degas (1834-1917)
Le Tub - 1886
Pastel sur carton, 60 x 83 cm
Musée d’Orsay, Paris
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Mais « Si chaque trait chez Degas correspond au besoin de connaître la forme, de décomposer le mouvement, de saisir le mécanisme du geste, Valadon ne remarque, ne choisit, ne dessine que les lignes qui crient le caractère du modèle et servent à concrétiser l'émotion qu'elle éprouvait elle-même devant lui. » (Bernard Dorival, Les étapes de la peinture contemporaine, Tome 1er, Gallimard, Paris, 1946)

En 1894, Suzanne expose pour la première fois, cinq dessins représentant son fils, dont l’un est intitulé Grand-mère et petit-fils, au Salon de la Société nationale des beaux-arts. On lit souvent qu’elle y était la seule femme exposée, ce qui est évidemment faux mais cela n’empêche pas que sa présence ait été une victoire, s’agissant d’une artiste qui n’avait jamais suivi le moindre enseignement direct en atelier. Ceci étant, il ne semble pas qu’elle soit réapparue ensuite dans les catalogues de la SNBA…

 

Utrillo nu debout et la grand’mère assise – 1894
Dessin, 43 x 21 cm
Collection particulière
Reproduit dans Janine Warnod, Suzanne Valadon, Flammarion, Paris, 1981, p.51


Degas lui achète des dessins, la présente à des collectionneurs et décide de l’initier au vernis mou.

Catherine prépare le tub et Louise nue se coiffe – 1895
Vernis mou et eau-forte, estampe : 22,6 x 22,6 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou


Louise nue sur le canapé – 1895
Vernis mou et eau-forte sur papier vélin, estampe : 25 x 28,7 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou

Dès 1895, le galeriste et éditeur Ambroise Vollard (1866-1939) publie des planches de Suzanne dans la revue Le Rêve et l'Idée puis dans l’Album des Peintres Graveurs, en 1896. Elle s’y trouve en compagnie de Pierre Bonnard, Maurice Denis, Odilon Redon, Félix Vallotton…


Album des peintres graveurs édité par Amboise Vollard – 1896
Vingt-deux estampes originales tirées à cent exemplaires numérotés et signés
Planche 20
Source : Collections numérisées de la bibliothèque de l’INHA


Parallèlement, Suzanne s’est mise à la peinture, d’abord avec une certaine retenue :


Jeune fille faisant du crochet – 1892
Huile sur toile, 46 x 38 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Service de documentation photographique du MNAM

 

Puis avec davantage de détermination mais dans un style encore incertain. Elle noue une brève relation amoureuse avec Satie, qui n’est encore que pianiste dans une auberge et qui lui déclare sa flamme sur un papier estampillé de la Société des vieille poules dont la devise pastiche celle des Rohan : « Aigle ne puis, dindon ne daigne, poule suis » !

 

Portrait d’Eric Satie – 1892/93
Huile sur toile, 41 x 22 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Bertrand Prévost / Centre Pompidou

Mais Suzanne a rencontré un certain Paul Mousis, un homme d’affaire fortuné, qu’elle épouse le 5 août 1896.

 

Paul Mousis et son chien – 1891
Crayon graphite sur carton, 23,4 x 16,7 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Cécilia Laulanne / Centre Pompidou

Il lui achète un atelier, au 12 rue Cortot, à Montmartre, situé à l’arrière d’une des plus anciennes bâtisses de la butte, la maison du Bel Air (dit aussi Hôtel Rosimond, du nom d'un comédien de la troupe de Molière qui en fut le propriétaire). Renoir s’y était installé vingt ans plus tôt, pour peindre Le Moulin de la Galette. Pour planter le décor, regardons ce tableau plus tardif de Suzanne qui représente très clairement la maison du Bel Air et le jardin en pente de l’actuel musée de Montmartre, vu depuis la rue Saint-Vincent.

 

Paysage à Montmartre - 1919
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Collection particulière (vente 2013)

Et la vue du Sacré-Cœur depuis le jardin.


Le Sacré-Cœur, vu du jardin de la rue Cortot – 1916
Huile sur toile, 65,2 x 54 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dis. GrandPalaisRmn


Pendant ce temps, mère et fils vivent à Montmagny, près de Pierrefitte, dans une maison confortable appartenant à Paul Mousis. On trouve trace des séjours de Suzanne à Montmagny dans un de ses paysages :

 

Arbre à la carrière Montmagny – 1910
Huile sur toile, 53,9 x 73 cm
Carnegie Museum of Art, Pittsburg, Pennsylvanie


Ainsi que dans plusieurs œuvres d’Utrillo qui en donne généralement une vision plus inspirée mais assez angoissée :

 

Maurice Utrillo (1883-1955)
Toits à Montmagny – 1906
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Bertrand Prévost / Centre Pompidou

Les paysages ne me semblent pas l’aspect le plus incontournable de l’œuvre de Suzanne. Non qu’ils soient désagréables à regarder mais ils ne présentent pas l’audace de ses autres travaux.

 

Route dans la forêt de Compiègne – 1914
Huile sur toile
Musée Fabre, Montpellier
Photographié au musée en 2022


Grâce à Mousis, Suzanne, débarrassée des inquiétudes alimentaires, peut peindre sereinement.

 

Autoportrait – 1898
Huile sur toile, 40 x 26,7 cm
The Museum of Fine Art, Houston, Texas

Dans ses nus les plus anciens, comme La lune et le soleil, les modèles semblent posés dans un paysage. L’inspiration vient de l’œuvre de Puvis de Chavannes mais Suzanne cercle déjà les corps du trait noir qui restera sa marque.

 

La lune et le soleil (La brune et la blonde) – 1903
Huile sur bois, 100 x 81 cm
Collection particulière (vente 2000)

Dès la fin des années 90, Maurice Utrillo a commencé à présenter des symptômes d’alcoolisme et Suzanne, sur les conseils d’un médecin, l’a initié à la peinture. C’est par son intermédiaire qu’elle rencontre André Utter, électricien de métier et passionné de peinture. Il a vingt-quatre ans, elle en a vingt de plus.

Elle l’invite à poser pour un grand tableau intitulé Adam et Eve et se représente à ses côtés, avec une liberté de représentation des corps, féminin comme masculin, plutôt osée pour l’époque.

 

Adam et Eve – 1909
Huile sur toile, 162 x 131 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dis. GrandPalaisRmn

« …Un autoportrait de l’artiste avec son amant, sous la forme d’un hymne à l’amour et à la liberté des corps. Les figures se détachent d’un décor archaïque, orné du pommier symbolique traditionnel, comme flottant, dansant dans le paradis. Des feuilles de vigne cachent le sexe de Utter, alors qu’Ève s’apprête à croquer la pomme. Une photographie du premier état de la peinture nous révèle que la ceinture de feuilles de vigne est un repeint, ajouté plus tard, sans doute à la demande des organisateurs du Salon d’automne de 1920, où le tableau a été révélé. Cet acte de censure pudibond trahit la difficulté affrontée par les femmes artistes de présenter, à l’époque, des corps d’hommes entièrement nus et confirmerait le rôle pionnier joué par Suzanne Valadon dans la rupture avec les conventions. » (Notice du musée)

 

Le nouvel amour de Suzanne coïncide avec une intense activité artistique et elle commence à s’affirmer dans sa peinture. Ses nus deviennent de plus en plus réalistes et expressionnistes à la fois. Sans bienveillance excessive, elle marque les corps fatigués d’une peau blême et couperosée.

 

Deux figures (Ni blanc ni noir ou Après le bain) – 1909
Huile sur carton, 101 x 82 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Service de documentation photographique du MNAM

Suzanne quitte la rue Cortot et s’installe dans un petit appartement avec son fils, sa mère et Utter dans l’immeuble où vivent Dufy et Braque. Et, par voie de conséquence, quitte Paul Mousis et demande le divorce.

Elle commence une série de portraits collectifs. Sa mère et son fils (et un des chiens de Suzanne) figurent dans une disposition curieuse où, sur un fond décoratif, Utrillo apparaît surdimensionné mais maladif et la grand’mère ratatinée, repliée sur ses pensées.

 

Grand-mère et petit-fils – 1910
Huile sur toile, 70 x 50 cm
Musée des Beaux-Arts, Limoges
© Photo : Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM

En 1911, Suzanne adhère à la Société des artistes indépendants et participe à son salon. Elle y présente des nus qu’Apollinaire trouve « comme désabusés » (« Le Salon des Indépendants », L’intransigeant du 22 avril 1911) mais comme il a écrit la veille, dans le même journal, que « l’envoi de Marie Laurencin, sobre, ferme, audacieux […] est un de ceux qu’on peut priser le plus haut pour la grâce et la noblesse », on comprend facilement qu’il ait quelque interrogation sur le travail de Suzanne…

Intrépide, celle-ci s’attaque à des formats qui pourraient inquiéter des peintres plus robustes qu’elle ! Dans La joie de vivre, le paysage décoratif est toujours là mais, à gauche, la femme centrale semble saisie de mouvements désordonnés, soulignés par le squelette noirci d’un arbre mort, les autres femmes sont bizarrement occupées au soin de leurs corps - comme souvent les femmes représentées par Suzanne - tandis qu’à droite, l’homme (encore Utter) parallèle à un arbre vigoureux, observe une scène à laquelle il paraît un peu étranger…

 

La joie de vivre – 1911
Huile sur toile, 122,9 x 205,7 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York


Cette année-là, Suzanne a sa première exposition personnelle chez le marchand d’art Clovis Sagot (qui fut aussi le premier marchand de Picasso). La joie de vivre et La coiffure sont exposées au Salon d’automne.

Le « Trio infernal » retourne s’installer rue Cortot en 1912 dans l’ancien atelier du peintre Emile Bernard, deux pièces qui sont aujourd’hui reconstituées au Musée de Montmartre : un chambre où s'acharne Utrillo toujours sous l’emprise de l’alcool mais dont les œuvres, qui commencent à rencontrer le succès, font vivre la famille ; un atelier avec une grande verrière où peignent Suzanne et Utter.

 

L’atelier de la rue Cortot aujourd’hui
Source : Site Internet du musée de Montmartre


Dans le Portrait de famille de cette année-là, Suzanne est le centre, celle qui soutient le regard du spectateur. Les autres sont probablement tels qu’elle les ressent. Comme souvent dans ses portraits de groupe, les personnages n’ont aucune interaction entre eux.


Portraits de famille – 1912
Huile sur toile, 98 x 73,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou


En 1913, sur le catalogue du Salon des Indépendants, le nom de Suzanne suit immédiatement celui de son fils. Il présente trois paysages et elle Deux figures (voir supra) et La toilette.

 

La toilette – 1908
Pastel et crayon graphite sur papier, 60 x 49 cm
Musée de Grenoble
© Photo : Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix

La sûreté et la rigueur de son trait rayonnent dans cette étude de nature morte. Elle commence à en composer au tournant du siècle :

 

Etude pour la « nature morte à la théière » – 1911
Fusain sur papier calque, 37,7 x 59,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou 

Pour autant, les premières qu’elle peint ne forcent pas l’admiration : l’inspiration est encore bien trop proche de celle de Cézanne pour supporter la comparaison….

 

Nature morte avec fruits et verre – 1910
Huile sur toile, 50,6 x 61,5 cm
 Collection particulière (vente 2016)

Dans ses portraits, en revanche, si les références sont nombreuses et complexes, elles sont toujours traitées de façon personnelle. Je laisse la parole au musée :

Marie Coca et sa fille Gilberte – 1913
Huile sur toile, 161 x 130 cm
Musée des Beaux-Arts de Lyon
© Photo : Lyon MBA / Alain Basset

« Ce double portrait de la nièce de l’artiste, Marie Coca et sa fille Gilberte, se rattache à la série des ''Portraits de Famille'' que Suzanne Valadon exécute d’après ses proches. L’autorité du trait, la force et la simplicité de la composition, la perspective volontairement accentuée du plancher qui semble projeter les figures en avant, l’acuité des visages, tout manifeste la très grande maîtrise de l’artiste. Gilberte et sa poupée renvoie à un des thèmes de prédilection de Valadon : l’enfance et ses jeux. L’attention portée au décor fait osciller le tableau entre scène de genre et portrait. La reproduction d’un tableau de Degas au mur [il s’agit de Répétition d’un ballet sur scène (1874) qui utilisait le même artifice d’accentuation de la perspective que celui que Suzanne met en œuvre dans cette scène] constitue un hommage de Valadon au peintre qui l’avait encouragée dans sa vocation artistique. » (Notice du musée)

 

L’étude de nus reste cependant la grande affaire de Suzanne.

Ses corps féminins sont bien loin des canons de la beauté classique dont les représentations peuplent encore les Salons, ils sont vrais, vivants, ils sont comme elle les voit, souvent déformés par une perspective plongeante.

L’avenir dévoilé est présenté au Salon d’automne de 1912.


L’avenir dévoilé (La tireuse de cartes) – 1912
Huile sur toile, 63 x 130 cm
Association des amis du Petit Palais, Genève
© Photo : Petit Palais, Genève


En 1913, Suzanne commence sa collaboration avec la galeriste Berthe Weill, qui deviendra un solide soutien de son travail et l’expose très régulièrement pendant vingt ans.

Au Salon des Indépendants de 1914, elle montre le formidable Lancement du filets, trois figures grandeur nature du corps d’Utter. Le tableau sera remarqué.

Le vigoureux trait noir qui découpe les formes et transforme les volumes en aplats de couleurs vaudra à Suzanne quelques critiques acerbes, voire insultantes, mais le Lancement fera néanmoins partie des cinq œuvres exposées dans la rétrospective des Indépendants de 1926.


Le lancement du filet – 1914
Huile sur toile, 201 x 301 cm
Musée des Beaux-Arts, Nancy
© Photo : Jacqueline Hyde / Centre Pompidou, MNAM

Utter et Suzanne se marient avant le départ d’Utter pour la guerre…

Le Portrait de Mauricia Coquiot inaugure la série que j’ai décidé d’appeler les « portraits impitoyables »...

Portrait de Mauricia Coquiot – 1915
Huile sur toile, 93 x 73 cm
Musée des Beaux-Arts, Menton
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou, MNAM

…auxquels répondent des nus qui ne le sont pas moins. Il s’agit ici de Gaby qui travaillait comme femme de ménage chez Suzanne.

Nu arrangeant ses cheveux – vers 1916
Huile sur carton, 104,7 x 75,2 cm
National Museum of Women in the Arts, Washington, D.C.

« Le nu arrangeant ses cheveux est caractéristique des nus de Valadon, qu'elle représentait fréquemment au milieu d'activités banales et quotidiennes. Le contour lourd et ondulant des objets ainsi que les traits de peinture non mélangés sont typiques du style de l'artiste. Des couleurs inattendues, comme le vert, apparaissent dans les tons chair qui font écho aux verts du tapis et du rideau en arrière-plan. Valadon a placé son modèle carrément au centre de la composition où elle se tient debout sur un tas de tissu blanc, peut-être des vêtements jetés. Valadon a souvent utilisé le blanc, contourné de bleu, dans ses œuvres comme élément neutre pour mettre en valeur les valeurs des teintes environnantes. » (Notice du musée)


Nu assis sur un canapé – 1916
Huile sur toile, 81,4 x 60,4 cm
Collection particulière
© Photo : Christopher Fay


Elle met aussi en scène des personnages presque inquiétants dans des positions improbables, comme cette femme, vue en contre-plongée, mi- assise mi- debout, drapée dans un immense tissu qui paraît avoir été généré par le rideau de fond de scène. Une déesse, sensuelle en diable.


La Dame au petit chien - 1917
Huile sur toile, 92 x 65 cm
Musée des Beaux-Arts, Limoges


Le retour de guerre de Utter rend à Suzanne l’énergie de se remettre à travailler avec acharnement. Elle produit plusieurs portraits. Son fils, comme agrippé à sa toile :

 

Utrillo devant son chevalet – 1919
Huile sur carton, 48,5 x 45,5 cm
Musée d’Art moderne de la ville de Paris
© Photo : Eric Emo/Parisienne de Photographie


Une Victorine qui fait immédiatement penser à son propre portrait (La natte) par Renoir :

 

Victorine ou La Tigresse – 1919
Huile sur toile, 61,2 x 50,2 cm
Collection particulière (vente 2011)


et une série de nus d’une modèle noire qui sera exposée au Salon d’automne de 1919.

 

Venus noire – 1919
Huile sur toile, 160 x 97 cm
Musée des Beaux-Arts, Menton
© Photo : Philippe Migeat / Centre Pompidou, MNAM


Ses natures mortes commencent à prendre leur autonomie particulière, comme cette vue en plongée sur un guéridon où un vase en verre bleu transparent, contenant des fleurs que je n’identifie pas, voisine avec un compotier blanc, une assiette pleine de prunes et de pêches, un pichet à fleurs, une bouteille, un verre et une demi-baguette de pain. Chaque élément est peint avec attention et l’explosion généreuse des couleurs a commencé.

 

Nature morte avec fleurs, fruits et pain – 1919
Huile sur panneau, 60,7 x 47,8 cm
Collection particulière (vente 2015)



Nature morte – 1920
Huile sur toile, 50 x 64 cm
Musée des Beaux-Arts, Limoges


Quant aux nus, qu’il serait difficile de faire passer pour des morceaux d’élégance, c’est leur outrance même qui impose la présence charnelle du modèle, avec un degré d’insistance qu’on pourrait qualifier de cruel…

 

Catherine nue, allongée sur une peau de panthère – 1920
Huile sur toile, 65 x 92 cm
Collection particulière

Nu sur un canapé rouge – 1920
Huile sur toile, 80 x 120 cm
Association des amis du Petit Palais, Genève
© Photo : Petit Palais, Genève


Les portraits restent impitoyables malgré l'introduction d'un décor vaguement bourgeois au cadrage resserré…

 

La famille Utter – 1921
Huile sur toile, 95 x 135 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Jacqueline Hyde / Centre Pompidou


Et revoici Marie Coca et Gilberte, quelques années plus tard. L’enfant est adolescente, sa mère vieillit. La poupée, qui dans le tableau précédent assurait symboliquement la continuité entre la fillette et sa mère, est devenu un accessoire sans usage.

 

La poupée abandonnée – 1921
Huile sur toile, 129,5 x 81,3 cm
National Museum of Women in the Arts, Washington, D.C.

« Dans La Poupée abandonnée, Suzanne Valadon met en scène une scène intimiste à forte humeur psychologique. Assise sur un lit, une femme entièrement vêtue sèche une fille avec un serviette. La fille, vêtue uniquement d'un ruban de cheveux rose, se détourne de la femme et semble s'inspecter dans un miroir à main. Le nœud rose fait écho à celui dans les cheveux de la poupée, symbole de l'enfance, oubliée sur le sol près du lit. Cette connexion visuelle, combinée au corps mûrissant de la jeune fille, suggère qu'il s'agit d'un moment de transition dans sa jeune vie.

La poupée abandonnée illustre le style mature de Valadon : couleurs vives, contours sombres, motifs textiles et formes simplifiées avec des poses maladroites et une anatomie déformée. Elle n'avait aucune formation formelle ; elle a plutôt assimilé diverses préoccupations artistiques et intellectuelles du XIXe et du début du XXe siècle au contact direct d'artistes tels qu'Edgar Degas, Puvis de Chavannes et Henri de Toulouse-Lautrec. Cependant, le style de Valadon était très personnel et ses nus sont généralement des femmes actives non idéalisées, défiant la convention du corps féminin sexualisé et passif. » (Notice du musée)

La Poupée sera présentée au Salon d’automne, dont Suzanne devient sociétaire, avec le Portrait de famille et un nouveau Portrait de Maurice Utrillo. Maurice est à présent un peintre reconnu : il a bénéficié l’année précédente de sa première exposition personnelle. Sa nouvelle notoriété se lit dans l’assurance de son regard et son allure, à la fois calme et énergique.

 

Portrait de Maurice Utrillo – 1921
Huile sur toile, 65,5 x 52 cm
Collection particulière

L’année suivante, la jeune Gilberte est devenue une jeune femme élancée que Suzanne représente avec une délicatesse qui dit l'affection qu'elle lui porte.

 

Nu à la couverture rayée – 1922
Huile sur toile, 104 x 79 cm
Musée d’Art moderne de la ville de Paris
© Photo : Eric Emo/Parisienne de Photographie

« Reconnue dès les années 1910 pour ses nus féminins dont les modèles sont issus de son entourage, elle fait ici poser sa nièce. Accentuant l’attitude pudique de la jeune fille, Valadon inscrit le nu dans une chambre close rythmée par les verticales de la porte et les structures sombres du montant du lit, nettement découpé dans l’espace. Les motifs colorés - couverture rayée, tapis -, les espaces uniformes et, surtout, l’usage maîtrisé des blancs composent un écrin pour les carnations bleutées et roses du corps dont un cerne noir souligne la présence gracile. » (Notice du musée)

 

Le portrait impitoyable s’embourgeoise. Suzanne peint volontiers des femmes « respectables », épouses de peintre (Madame Kars) ou de collectionneur (Madame Zamaron), femme d’affaire (Madame Lévy) ou … confortablement installées ! (Les dames Rivière).

 

Madame Kars – 1922
Huile sur toile, 73,5 x 54 cm
Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris
© Photo : Bertrand Prévost / Centre Pompidou

Portrait de Madame Zamaron – 1922
Huile sur toile, 81,5 x 65,5 cm
Museum of Modern Art, New York


Portrait de Madame Lévy -1922
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Musée de Cambrai

Les dames Rivière – 1924
Huile sur toile, 100 x 74 cm
Collection particulière (vente 2016)


Et elle peint aussi ses proches, comme toujours. Il s’agit ici de sa gouvernante, une femme de caractère, manifestement !

Portrait de Lily Watson - 1923
Huile sur toile, 61 x 45,7 cm
Collection particulière

Femme aux bas blancs – 1924
Huile sur toile
Musée des Beaux-Arts, Nancy
Photographiée dans l’exposition Pionnières, Artistes dans le Paris des années folles
Musée du Luxembourg, Paris, juillet 2022

Suzanne devient célèbre. Ses œuvres sont présentées dans les grandes expositions nationales et internationales et la grande galerie Bernheim-Jeunes lui signe un contrat. Elle y voisine avec Cézanne, Matisse, Bonnard, Vuillard, Van Dongen, etc.

Le « Trio infernal » s’installe pour quelques années dans un château du Beaujolais, à Saint Bernard, près de Villefranche-sur-Saône. Suzanne espérait y soigner Utrillo de sa dépendance alcoolique. Mais l’épisode campagnard ne durera pas et le trio remuant est rapidement rejeté par tout le voisinage. Suzanne y a cependant fait la connaissance d’Edouard Herriot, jeune député-maire de Lyon, qui gratifiera Utrillo de la Légion d’honneur, quelques années plus tard…

 

Suzanne y peint des paysages, La Chambre bleue, de superbes nus…


La chambre bleue – 1923
Huile sur toile, 90 x 116 cm
Musée des Beaux-Arts, Limoges
Photographiée dans l’exposition Pionnières, Artistes dans le Paris des années folles
Musée du Luxembourg, Paris, juillet 2022



Nu dans un paysage – 1923
Huile sur toile, 81,6 x 60 cm

… et ses meilleures natures mortes, de plus en plus voluptueuses même si on peut trouver certaines de ses compositions de draperies un peu étouffantes ! En tout cas, elles ne concèdent rien à la joliesse.

La boîte à violon – 1923
Huile sur toile, 81 x 100 cm
Musée d’Art moderne de la ville de Paris
© Photo : Eric Emo/Parisienne de Photographie

Sur une petite commode noire posée devant Le lancement du filet, trois vases dont un est rempli de tulipes, un livre, un étui à violon ouvert, garni de velours bleu roi où un archet est accroché, tandis que le violon lui-même est posé sur une écharpe carmin clair. Une composition chatoyante qui est ma préférée !

 

Nature morte à la draperie et au bouquet – 1924
Huile sur toile, 80 x 60 cm
Musée d’Art moderne de la ville de Paris
© Photo : Eric Emo/Parisienne de Photographie


Quand, en 1926, les Bernheim achètent au nom d’Utrillo un hôtel particulier 12 avenue Junot, Suzanne se réinstalle à Paris.

En 1928, Berthe Weill organise la première exposition rétrospective de Suzanne qui participe aussi à de nombreuses expositions de groupe, notamment en Hollande et à New York. Suzanne ne désarme pas. 

 

Nu allongé – 1928
Huile sur toile, 60 x 80, 6 cm
Metropolitan Museum of Art, New York


Ses natures mortes sont toujours saturées de couleur mais ont peut-être perdu un peu de l'exubérance des années précédentes…

 

Bouquet de fleurs – 1930
Huile sur toile, 73 x 54 cm
Musée des Beaux-Arts, Limoges
© Photo : Frédéric Magnoux

Le canard – 1930
Huile sur toile, 73 x 60 cm
Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, Besançon
© Photo : Charles Choffet

 

La production de Suzanne n’est plus aussi régulière et son succès marque le pas. Lors de l’exposition organisée par la galerie Georges Petit, en 1932, qui bénéficiait d’un catalogue préfacé par Edouard Herriot, la presse est bienveillante mais Suzanne ne vend presque rien.

Bien que réticente à l’idée d’être associée à la « peinture de dames », elle accepte de participer, en 1933, au Salon des femmes artistes modernes, à la demande de la peintre Marie-Anne Camax-Zoegger qui en était la présidente. Elle fera ensuite ce beau portrait de sa fille, baigné de lumière. Comme à son habitude, elle y mélange les techniques, emprisonnant les formes dans des contours noirs et bleus.

 

Portrait de Geneviève Camax-Zoegger – 1936
Huile sur toile, 55 x 46 cm
Collection particulière


Enfin, en 1937, l’Etat achète plusieurs de ses œuvres, dont Le lancement du filet et Adam et Eve, une consécration pour la petite modèle de la fin du XIXe siècle…

Suzanne Valadon est morte le 7 avril 1938. Après une messe funèbre en l’église Saint-Pierre de Montmartre, elle est enterrée au cimetière de Saint-Ouen.

 

Longtemps éclipsé par celui de son fils, son talent est aujourd’hui reconnu par les historiens de l’art qui n’hésitent plus à voir dans son œuvre des qualités de vigueur, une violence crue et une netteté blessante qui préfigurent la Nouvelle Objectivité allemande.

Certains auteurs la considèrent même comme « l’un des représentants les plus plausibles d’un expressionnisme français », bien qu’on sache évidemment qu’il n’existe pas vraiment d’expressionnisme français…!

 

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Une première rétrospective de son œuvre a eu lieu en 1948 au musée national d'art moderne et on pouvait voir en juin et juillet 2022, des œuvres de Suzanne Valadon au musée du Luxembourg dans l’exposition « Pionnières, Artistes dans les années folles ». 

Mise à jour 2025 : une grande exposition consacrée à Suzanne est prévue au printemps 2025 à Beaubourg. C'est l'expo à ne pas manquer !

 

Suzanne dans son atelier de la rue Cortot.



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