María Eustaquia
Adriana Gutiérrez-Cueto Blanchard, plus connue sous le nom de María Blanchard,
est née le 6 mars 1881, à Santander.
Son père, Enrique Gutiérrez-Cueto, issu d’une famille aisée et directeur du prestigieux journal libéral El Atlantico, a favorisé la formation culturelle et artistique des quatre enfants nés de son mariage avec Concepción Blanchard Santiesteban, fille d’un Français et d’une Polonaise. María, la plus jeune, était certainement la plus motivée et son père l’a encouragée dès son enfance à cultiver son talent pour le dessin.
María était affectée depuis sa naissance d’une malformation de la colonne vertébrale, qu'on pensait due à une chute dont sa mère avait été victime alors qu’elle était enceinte. On sait aujourd’hui qu’elle souffrait de cyphoscoliose, maladie qui lui avait affligé une très lourde difformité et avait modifié de façon définitive sa façon d’être au monde.
Elle rejetait résolument son apparence physique, fuyait les photographes et n’a jamais peint d’autoportrait. C’est pourquoi j’ai choisi de placer en exergue - plutôt qu’une photographie - une de ses œuvres, saisissante, qui suggère un portrait mais dont le hiératisme évoque plutôt une figure solitaire et souffrante qui fait immédiatement penser à Frida Khalo, elle aussi confrontée à une lancinante douleur et au handicap.
En 1902, avec le soutien de sa famille, María s'installe à Madrid pour suivre des études de peinture. Elle rejoint d’abord l’atelier du peintre Emilio Sala Francés.
Puis elle étudie auprès
de Fernando Alvarez de Sotomayor, qui l’encourage à présenter Gitana à l’Exposition
annuelle des beaux-arts.
Le tableau est conservé au musée de Santander qui en montre une image plutôt… floue !
Selon certaines sources,
c’est au musée du Prado en 1908 que María aurait fait la connaissance du peintre mexicain Diego Rivera qui
était effectivement à Madrid cette année-là, avant de déménager à Paris en
1909.
En 1908, María reçoit une médaille de 3e classe à l’Exposition nationale des beaux-arts, pour une œuvre aujourd’hui perdue et obtient une bourse de la province de Santander pour aller poursuivre sa formation à Paris pendant trois ans, ainsi qu’une aide complémentaire de la ville.
Elle s’inscrit à l’académie Vitti et reçoit l’enseignement du peintre espagnol Hermen Anglada-Camarasa et de Kees van Dongen. Avec ces deux peintres, elle va apprendre à libérer son sens instinctif de la couleur.
Huile sur toile, 78,5 x 99,5 cm
Collection particulière
Ensuite, María s’inscrit à l’académie Vassilieff, au moment de la naissance du cubisme.
Bien que, pour cela aussi, les sources soient contradictoires, il paraît assez incompréhensible que ce ne soit pas dès cette époque que María ait rencontré Juan Gris, puisque celui-ci se trouvait à Paris depuis 1906, qu’il habitait l’ancien atelier de van Dongen au Bateau Lavoir et qu’il est avéré que María connaissait bien le sculpteur lituanien Jacques Lipchitz qui était un ami de Gris…
« Cette
peinture-collage de Juan Gris est faite de bandes verticales parallèles qui
fractionnent l’image par translation et pivotement. Le livre est simultanément
présenté sous plusieurs points de vue : ouvert de face, par sa reliure ou sa
tranche de coupe. Insérés dans la composition, deux verres ponctuent la
lecture, jouant sur la transparence et l’opacité. L’ensemble repose sur une
table en faux bois et sur un papier peint à fleurs rose ocre, directement collé
sur la toile et utilisé ici par Gris pour la première fois. Mais si tous les
procédés illusionnistes sont mis en œuvre, c’est avec la page d’un vrai
livre, Le Bourreau du roi de
Roland Bauchery paru en 1834, que l’artiste affirme la réalité matérielle du
sujet. L’ouvrage ouvert incite le spectateur à se plonger dans le récit. »
(Notice du musée)
Ce qui est certain, en
revanche, c’est que María noue une
amitié avec la peintre russe Angelina Beloff, qui a raconté les conditions de
vie très précaires de María, à cette époque. Ensemble, elles voyagent à Londres et en Belgique.
C’est à Bruges que María aurait peint ce portrait de femmes qu’elle destine à la ville de Santander en contrepartie de la bourse qu'elle reçoit. Une toile qui confirme que son style de l’époque était encore assez proche de celui de Sotomayor… mais ça ne va pas durer. Ceci étant, le titre de ce tableau me plonge dans une grande perplexité : pourquoi peindre une paysanne bretonne en Belgique ?
La même année, María obtient une médaille de 2e
classe à l’Exposition nationale des beaux-arts de Madrid pour Nymphes
enchaînant Silène, un tableau dont je n’ai pas trouvé de représentation satisfaisante.
En 1912, María partage la maison et l’atelier d’Angelina et Diego Rivera qui se sont mariés. Lorsque commence la Première Guerre mondiale, ils sont tous trois à Majorque, en compagnie de Lipchitz. Impossible de rentrer en France. Ils s’installent à Madrid.
A Madrid, María partage
son atelier avec Rivera et peint La Communiante, où on retrouve l’expressionisme
sombre de l’Espagnole qu’elle a très probablement peint à la même
période.
Car le style de María
évolue au rythme de ses recherches, comme on le voit avec cette figure curieuse,
manifestement inspirée de Van Dongen !
En 1915, l’écrivain Ramon Gómez de la Serna organise une exposition intitulée « Pintores Íntegros » où, pour la première fois en Espagne, sont présentés des portraits cubistes. María y aurait exposé une Venus de Madrid qui aurait fait scandale, tandis que le Portrait de Ramon Gómez de la Serna de Rivera est décroché des cimaises… visiblement, la scène artistique madrilène n’était pas prête.
Je n’ai pas retrouvé
cette « scandaleuse »Venus mais Maria a présenté six œuvres à cette exposition et l'une d'entre-elles est décrite comme « un ensemble de cubes de couleurs vives,
jaune comme des citrons, rouge comme du sang ». Il me semble donc -sans certitude- que ce pourrait être cette Femme à l'éventail :
En dépit de sa réussite
aux examens qui lui ouvre une chaire de dessin à la prestigieuse Escuela
Nacional de Salamanca, María – qui y est maltraitée à cause de son apparence
physique - n’y reste que quelques mois et décide de retourner en France, dès
1916.
Elle y retrouve Juan Gris dont elle devient très proche, partageant ses postulats esthétiques et ses recherches formelles.
Les œuvres que María
produit à partir de 1916 et durant les quatre années qui suivent, démontrent
que non seulement elle a parfaitement intégré la recherche cubiste mais qu’elle
en donne une interprétation d’une grande liberté, dans une gamme chromatique très
personnelle.
A ce stade, il ne me reste qu’à vous laisser déguster la petite dizaine d’œuvres qui suit et prouve que nous tenons là une représentante du cubisme qui égale, voire surpasse, certains de ses contemporains les plus connus, ainsi que le pensait Rivera : « son passage dans le cubisme a produit les meilleures œuvres, à part celles de notre maître Picasso » a-t-il écrit.
Huile sur toile, 100 x 65 cm
Collection du groupe BBVA
Huile sur toile, 100 x 72 cm
Museo National Centro de Arte Reina Sofia, Madrid
Huile et collage sur toile, 145.2 x 95.5 cm
Museo de Bellas Artes, Caracas
Huile sur toile, 57 x 54 cm
Collection Zorrilla Lequerica, Bilbao
Collection Alberto Cortina, Madrid
Huile sur toile, 73 x 60 cm
Collection Zorrilla Lequerica, Bilbao
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Kröller-Müller Museum, Otterlo
Huile sur toile, 73 x 60 cm
Collection particulière
On
ne s’étonnera donc pas que María ait été
accueillie sans réserve dans le cercle cubiste, auprès de Juan Gris et André
Lhote. Gino Severini (1883-1966) racontait que « les artistes
commençaient toutes leurs discussions dans un bistrot de Montparnasse, près de
la maison de Lipchitz, mais elles finissaient chaque soir dans l'atelier de
María Blanchard. C'était là que tout s'enchaînait. »
Léonce Rosenberg l’intègre dans sa galerie L'Effort Moderne où il organise la première exposition personnelle de María en 1919. Toutefois, selon certains auteurs, il lui aurait acheté ses toiles à des prix « qui lui permettaient tout juste de ne pas coucher sous les ponts » …
En 1920, elle participe au Salon des Indépendants, où elle montre L’enfant au cerceau et deux natures mortes.
Puis elle est choisie par le magazine Sélection pour
participer à l'exposition « Cubistes et néo-cubistes » à
Bruxelles, où sont aussi Picasso, Braque, Léger, Lhote, Lipchitz et Metzinger qui, pour
la plupart d’entre eux, sont ses amis et l’admirent.
Elle y présente La communiante de 1914 qu’elle aurait retouchée un peu avant et
qui remporte un vif succès auprès des artistes.
La même année, María participe à l’Exposició d'Art francés d'Avantguarda à la Sala Dalmau de Barcelone, restée dans les mémoires espagnoles. Des historiens comme Waldemar George et Maurice Raynal soulignent son extrême sensibilité et une influence hispanique dans les tons verts, noirs et bruns de sa palette et surtout dans son thème de prédilection, les natures mortes, dont la production s'inscrit dans la continuité de la peinture espagnole traditionnelle, dans la lignée de Sánchez Cotán ou Zurbarán.
C’est pourtant le moment où María revient doucement à la figuration. On saisit les prémices de cette évolution dans cette Nature morte au pain :
Huile sur contreplaqué, 60 x 70 cm
Sprengel Museum, Hanovre
Et clairement dans celle-ci, à l’harmonie colorée délicate, où les plis de la serviette
blanche m’ont rappelé une autre superbe nature morte de Gris (et je ne résiste
pas à l’envie de la montrer aussi !).
Nature morte aux poires – sans date
Aquarelle et mine de plomb, 44,4 x 32 cm
Musée de l’Abbaye, Saint Claude
Cette évolution ne
convient pas à Léonce Rosenberg qui ne la comprend pas. Il cesse de vendre ses œuvres
et ne conserve pas celles qu’il possédait déjà.
L’année suivante, María participe au Salon d’Automne et aux Indépendants où elle présente un Intérieur, deux Figures et deux dessins mais le catalogue ne donne pas de plus de précision.
Dans certaines de ses
figures de la période, la structure géométrique du cubisme est encore
sous-jacente :
Ce Déjeuner aux couleurs froides est une réinterprétation d’une toile éponyme réalisée deux ans plus tôt dans un style cubiste plus « pur ».
Mais on perçoit rapidement que l’évolution en cours n’est pas linéaire puisqu’après cette Maternité,
elle peint la nature morte qui suit, résolument cubiste :
L'association « Ceux de Demain », formée par André Lhote, les Belges Jean Delgouffler et Jean Grimard et le collectionneur Frank Flausch, signe un contrat avec María, pour acquérir ses toiles en échange d'une mensualité. Cela lui permet aussi d’exposer à la galerie du Centaure, à Bruxelles en 1923 et 1926, une vingtaine d’œuvres chaque fois, grâce à quoi une partie de sa production est vendue à Bruxelles et à Anvers.
María est soutenue aussi par un chirurgien-dentiste, amateur d’art et propriétaire de la galerie La Licorne, nommé Maurice Girardin (1884-1951), qui lui achète une trentaine de toiles entre 1920 et 1929. Elles sont conservées aujourd’hui au Musée d’art moderne de la ville de Paris dont il a été l’un des donateurs les plus importants.
Mais on trouve aussi des œuvres de María dans plusieurs autres musées français :
Huile sur toile - 92,5 x 65 cm
Musée Sainte-Croix, Poitiers
Les personnages de María,
héritiers de ses propres expériences intérieures, ont les yeux tristes, « accablés
de rêverie », comme l’écrit André Lhote en 1923 : « Tous ces
personnages issus de ses rêves, pourquoi nous apparaissent-ils d’une réalité si
saisissante ? Parce que Maria Blanchard appartient à cette catégorie d’artistes
que le malheur terrassa sans déposer dans leur cœur nulle haine mais la faculté
de voir plus profondément en eux-mêmes. Elle fait partie de cette famille de
déshérités qui, chaque matin, se posent le terrible problème de l’acceptation
de l’existence. Les tendres et farouches créatures qu’elle invente deviennent
dépositaires de son secret et c’est pourquoi elles gardent dans leurs yeux
cette intensité, dans leur maintien cette austérité et aussi cette douce
naïveté, parente de celle des peintres primitifs, dont Maria Blanchard possède
la science et la conscience. » (Bulletin
de la Société Paul Claudel No. 151, Maria Blanchard - Les Ballets
Suédois, Des Manuscrits de Paul Claudel, 3ème TRIMESTRE 1998, pp. 1-7 - Classiques
Garnier).
Il faut dire aussi qu’au-delà de ses propres malheurs, elle doit affronter le décès de son mécène, Frank Flaush et l’arrivée en France de sa sœur et de ses enfants, sans ressources. Elle traverse alors une période de difficultés économiques majeures.
Pour autant, à mesure
que la mue artistique se poursuit, on ne peut s’empêcher de voir dans son
travail, en plus d’un langage parfaitement indentifiable, une esthétique un peu
surréaliste qui, dans certaines œuvres, évoque Salvador Dalí…
En 1927, la mort prématurée de Juan Gris - qui n'a que quarante ans - affecte beaucoup María. Sa santé se détériore (elle aurait souffert de la tuberculose), elle s’isole, sombre probablement dans la dépression et entre en crise mystique.
Ses dernières œuvres
exhalent une mélancolie, une étrangeté et une ineffabilité saisissantes. Elles expriment,
peut-être mieux encore que le reste de son œuvre, son dévouement total et absolu à sa vocation
artistique.
C’est Isabelle Rivière, une de ses biographes, qui lui fait rencontrer
Paul Claudel, lequel lui achète trois œuvres, dont une Enfant au bol de chocolat
et un petit Saint Tarcisius (le
saint patron des enfants de chœur !) qui inspira à Claudel un poème publié
dans le recueil « Visages radieux ».
María Blanchard est
morte le 5 avril 1932.
Sa famille a repris toutes
les œuvres encore en sa possession et s’est appliquée à les retirer du marché
au moment même où son travail commençait à être reconnu par les galeries à
Paris et en Belgique.
Ensuite, c’est la qualité de ses œuvres qui a contribué à ce qu’elles soient confondues avec celles de Juan Gris et exposées sous son nom. Le galeriste Kahnweiler affirmait même, dans les années 1940, que certaines personnes n’avaient pas hésité à effacer des toiles la signature de María pour la remplacer par celle de Gris, afin d’en améliorer la valeur marchande.
Les expositions rétrospectives sur l'artiste ont été très rares, même si l’on peut en souligner trois : la première à la Galerie de l'Institut à Paris en 1955 autour de sa scène cubiste, la seconde au Musée des Beaux-Arts de Limoges en 1965 et la troisième, anthologique, au Musée espagnol d'art contemporain en 1981. La présentation de son œuvre au grand public espagnol a donc attendu le centenaire de sa naissance…
Une grande exposition sur sa période cubiste a été organisée en 2012, par la Fondation Marcelino Botin et le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, à Madrid. Enfin, une exposition monographique sur Maria a été inaugurée fin mars 2022 à Santander, pour fêter les quatre-vingts dix ans de sa mort. Elle comporte une vingtaine d’œuvres représentatives de la carrière de l’artiste.
Mais aujourd’hui, si María Blanchard est bien connue en Espagne, elle reste largement ignorée en France où elle a pourtant passé la majeure partie de sa vie. Elle était présente, cependant, dans l’exposition « Pionnières, Artistes dans les années folles » au musée du Luxembourg, à Paris (mai-juillet 2022).
*
Je termine par deux de
ses dernières natures mortes. Un peu parce que c’est la règle de ce blog mais aussi
parce que l’on raconte que les derniers mots qu’elle aurait prononcés étaient : « si
je vis, je peindrai des fleurs. »
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