lundi 1 novembre 2021

Elisabeth Thompson Butler (1846-1933)

 

Autoportrait – 1869
Huile et crayon sur carton, 21,9 x 18,1 cm
National Portrait Gallery, Londres

N.B. : n’hésitez pas à cliquer sur les images horizontales pour les voir un peu mieux…

Elizabeth Thompson est née à Lausanne, de parents issus de la classe moyenne supérieure. Son père, après avoir échoué à entrer au Parlement sous la bannière des libéraux, consacra son énergie et une partie de sa fortune à éduquer ses deux filles. 

Sa femme, à qui il avait été présenté par Charles Dickens, était une musicienne et aquarelliste accomplie. Quand Elisabeth manifesta son talent pour le dessin, elle reçut naturellement de vifs encouragements de ses parents. Elle prit des cours de dessin à Florence, notamment de modèles vivants et souligna plus tard à quel point cela avait été crucial « pour que, sous les manteaux, les sacs à dos et les ceintures croisées, ses soldats soient anatomiquement sains et saufs ».

Elisabeth et sa sœur, qui devint plus tard la poétesse Alice Meynell, voyageaient en famille en Italie, en France et en Allemagne. Elisabeth développa d’abord un attachement particulier pour l’art religieux italien (lors d’un séjour à Florence en 1869, la famille s'était convertie au catholicisme), puis, après avoir reçu un enseignement approfondi en histoire, se prit de passion pour l’art militaire.

Elle était ambitieuse et déterminée : elle voulait devenir « une grande artiste » et refusait l’idée de passer sa vie à produire des natures mortes ou des portraits. Elle réfléchit aux choix qui pourraient l’aider, selon les mots de son père, à se « sortir de la mêlée ». Elle savait que la peinture d’histoire et, en particulier la peinture de bataille, très prestigieuse en France, restait inexploitée en Angleterre. Elle admirait Ernest Meissonnier, dont elle avait probablement vu à Paris l’une des toiles les plus célèbres, Campagne de France, et savait que son habileté à représenter les chevaux constituait l’une des raisons de son prestige.

 

Jean Louis Ernest Messonier (1815-1891)
Campagne de France – 1814
Huile sur panneau, 51,5 x 76,5 cm
Musée d’Orsay, Paris

Elle a donc travaillé en ce sens, probablement seule.

Elle devint brusquement célèbre à 28 ans en présentant, à l’exposition annuelle de la Royal Academy de Londres, l’impressionnant tableau d’une scène imaginaire de la guerre de Crimée, Calling the Roll After an Engagement, Crimea ou, comme il fut appelé par la suite, The Roll Call (L’Appel nominatif), alors même qu’en tant que femme, elle n’était évidemment ni admise dans l’armée, ni même acceptée comme simple observatrice.

Mais, après avoir tout lu sur le sujet, fait le tour des brocantes pour acheter des rebus de matériel militaire et interrogé les vétérans qu’elle faisait poser dans leurs vieux uniformes, elle s’était attachée à représenter la souffrance des simples soldats. 

La scène se situe au lendemain de la bataille, quand sous les yeux d’un officier à cheval, un sous-officier passe dans les rangs pour faire l’appel et compter les survivants, dont beaucoup sont blessés et que l’un d’entre eux est affalé, épuisé, face dans la neige, tandis que les corbeaux affluent, signe du récent carnage.

La peinture, aux couleurs presque tamisées, présente une composition en trois bandes horizontales sans diagonales qui enfreint toutes les règles du genre.  

 

The Roll Call – 1874
Huile sur toile, 93,3 x 183,5 cm
Royal Collection Trust, Londres

The Roll Call (détail)

Le tableau créa une véritable flambée de passion populaire, attirant de grandes foules à Londres au point que, lors de sa tournée dans le pays, il était précédé par des hommes sandwich annonçant : « The Roll is coming ! »

Double consécration : la reine Victoria acheta son tableau pour 1000 £, soit près de 10 fois son prix initial, et Ernest Messonier, son idole, salua son travail d’une phrase définitive : « L’Angleterre n’a qu’un peintre militaire et c’est une femme. ».

Même John Ruskin, qui avait écrit « Aucune femme ne peut peindre », dut faire amende honorable.

Elisabeth récidiva l’année suivante avec une autre scène restée célèbre, 28th Regiment at Quatre Bras, qui évoque une bataille ayant opposé, le 16 juin 1815, les troupes françaises commandées par le maréchal Ney à une partie de l’armée anglo-alliée, dirigée par le duc de Wellington.

Ce fut plus facile, cette fois, l’armée étant prête à lui apporter son aide enthousiaste. Mais elle dut faire appel à des policiers pour poser car ils étaient alors les seuls à ne pas porter de moustaches… Quant au cheval du premier plan, il appartenait à l’école d’équitation militaire de Knightsbridge !

28th Regiment at Quatre Bras – 1875
Huile sur toile, 97,2 x 216,2 cm
Galerie nationale de Victoria, Melbourne

Comme dans la scène précédente, l’action est centrée sur l’armée britannique, l’ennemi reste hors cadre. Seul le premier plan détaillé, avec un accent particulier mis sur le simple soldat, ce qu’elle appelait « l’intérêt humain ». L’arrière-plan est comme obstrué et plongé dans la brume.

L’année suivante, Baclava fut présenté pour la première fois à la Fine Art Society, moyennant 3000 guinées, une somme énorme à l’époque. Il montre les survivants de la brigade légère après l’escapade désastreuse de Crimée, toujours en mettant l'accent sur les soldats ordinaires, à cheval et à pied, dans des états divers et portant encore des étendards pour certains, en train de gravir une colline, vers le spectateur.

 

Belaclava – 1876
Huile sur toile, 103,4 x 187,5 cm
Galerie d’art de Manchester

Au centre du premier plan, marche un soldat couvert de sang et à l’air hagard, une épée ensanglantée dans sa main droite. Sur la gauche, des survivants à cheval et des hommes à pied s’aident les uns les autres à avancer. D'autres soldats montent la colline sur la droite. À droite de la figure centrale, un soldat à cheval avance en portant un homme blessé dans ses bras tandis qu’un homme à pied saisit par le mors le cheval du cavalier blessé qui avance à ses côtés.

 

Belaclava, détail

Le tableau a été bien accueilli, même si certains critiques ont trouvé que le personnage central « manquait de retenue ». Société victorienne oblige.

L’année suivante, en 1877, Elisabeth épousa un soldat prometteur, le major William Butler, et partit en voyage de noce dans l'ouest de l'Irlande, patrie de son mari. Elle y peignit la scène qu’elle appela sa « première image conjugale » et qui représente un officier recruteur, un soldat et des « garçons rabatteurs », marchant le long d’une route boueuse avec les deux paysans irlandais qu’ils viennent de recruter. Elizabeth décrivit cette scène comme « un écart par rapport à [ses] anciens tableaux, le paysage occupant une part égale avec les personnages, et l’attitude des paysans civils formant le centre d’intérêt ».

 

Listed for the Connaught Rangers – 1877
Huile sur toile, 107 x 169,5 cm
Bury Art Museum, Manchester

Le sergent a l’air content de lui. Les figures des deux recrues dignes et déterminées, (dont les modèles étaient les cousins de son mari), sont un hommage à l’endurance des jeunes Irlandais. Celui de droite est plein de l’audace et de l’insouciance, l’autre, plus hésitant, jette un regard en arrière vers les ruines d’une maison évoquant peut-être la pauvreté de l’Irlande. Au fond, illuminée par le soleil du soir, la superbe étendue du paysage irlandais.

Situation étonnante s’agissant d’un militaire de carrière, William Butler était un nationaliste irlandais radical et il n’avait pas la plume dans sa poche. En 1911, venant de prendre sa retraite, il écrivit : « […] c’est un grand malheur pour les soldats d’aujourd’hui […] que la majorité de nos guerres récentes trouvent leur origine dans des intérêts purement financiers ou des ambitions boursières sordides ». Son soutien aux opprimés était du même ordre et paraît avoir été partagé par Elisabeth, comme l’exprime Listed (Enrôlé) en demi-teinte. Il n’y eut pas de réaction, peut-être parce que le tableau n’a pas été compris.

Vestiges d’une Armée, second tableau de 1877, aurait dû en revanche ne pas passer inaperçu au plan du message politique, d’autant qu’il fut montré un an après la deuxième invasion de l’Afghanistan par l’armée britannique.

Cette fois, la composition évoque un épisode célèbre de la première guerre anglo-afghane : en 1839, après avoir déposé l’émir Dost Mohamed qui leur était hostile, les Anglais réinstallèrent à Kaboul son prédécesseur déchu. Ce n’est qu’en janvier 1842 que les partisans de Dost Mohamed finirent par réagir et la révolte, conduite par son fils, se solda par un massacre dans les rangs anglais. Après cette défaite, les Britanniques tentèrent d’évacuer leurs ressortissants de Kaboul. Une colonne de 16 500 personnes quitta Kaboul pour Jalalabad et fut attaquée. Un seul homme pu s’échapper, le docteur William Brydon. C’est lui qu’on voit arriver, blessé et défaillant, à Jalalabad.

The Remnants of an Army (Jalalabad, 13 janvier 1842) – 1879
Huile sur toile, 132,1 x 233,7 cm
Tate Britain, Londres
(Collections du musée militaire du Somerset)

Ici, la critique politique était évidente mais, à l’époque, le public n’avait pas encore compris que l’affaire était à nouveau mal engagée. C’est pourquoi, en dépit de son caractère subversif à l’égard du triomphalisme impérial des années 1870, le tableau reçut un accueil favorable et fut exposé à l’Exposition universelle de Chicago en 1893.

Pour la seconde fois, le paysage est bien présent. Elisabeth avait ressenti, lors de ses voyages en famille et, plus tard, au cours des expéditions militaires où elle accompagna son mari, une profonde attirance pour la peinture de paysage qu’elle pensait sincèrement ne pas arriver à maîtriser.

Dans son ouvrage From Sketchbook and Diary (1909) - un récit de ses voyages en Irlande, Égypte et Afrique du Sud, adressé à sa sœur et illustré de 21 petits croquis dans le texte et de 28 aquarelles pleine page de sa main – elle exprimait ses doutes quant à sa capacité à atteindre, dans la représentation, la qualité de l’original, sans parler de la difficulté à peindre en plein air dans des contrées aussi inhospitalières :

« Oh ! terre d’enchantement, faut-il s’étonner que le Nil soit si passionnément aimé, surtout par l’artiste, à qui la joie de l’œil est suprême ? Quant à peindre dignement le paysage égyptien, je ne peux pas penser que personne ne le fera jamais — la lumière est son charme, et cette lumière est inaccessible. Il y a une chose très certaine, les peintures à l’huile sont désespérément hors sujet, et seules les aquarelles peuvent espérer suggérer cette lumière.

J’ai rapidement abandonné les huiles en Égypte, non seulement à cause de leur lourdeur, mais aussi parce que les misères que j’ai endurées à cause des mouches et du sable étaient éprouvantes : mon ciel était bordé des dernières errances et des luttes des mouches moribondes, et recouvert de bouffées de sable soudainement jetées par une rafale de désert ! » (E.Thompson, From Sketchbook and Diary - 1909)


Une aquarelle de From Sketchbook and Diary


La passion du public pour Roll Call et Quatre Bras suscita des appels dans la presse pour qu’Elisabeth se présente à l’élection de la Royal Academy, où aucune femme n'avait plus été admise depuis les deux fondatrices, Mary Moser et Angelica Kauffmann, même si par erreur une certaine L. Herford avait failli y entrer : elle avait réussi l’admission, avant qu’on réalise que le « L » voulait dire « Laura »…

Elisabeth s’est présentée, était en tête au premier tour de scrutin mais fut finalement écartée au second. Encore raté ! (Il faudra attendre encore près de cinquante ans pour qu’une femme, Dame Laura Knight, y soit finalement admise.)

Le dernier succès populaire d’Elisabeth fut le seul tableau où elle dérogea à la règle de ne pas représenter de bataille contemporaine. Mais c’était à la demande de la reine qui souhaitait qu’elle représentât un épisode de la guerre de 1879 en Afrique du Sud, entre le Royaume-Uni et les Zoulous, un conflit qui fut marqué par des batailles particulièrement sanglantes et constitua une étape importante dans la colonisation de la région du Natal (le royaume Zoulou fut annexé définitivement en 1897).

La scène représente l’attaque d’une station de mission au cours de laquelle 11 hommes ont repoussé 4.000 soldats du roi Cetewayo. L’exercice était doublement difficile, à la fois techniquement – la scène s’était déroulée la nuit – et politiquement car Butler pensait que les guerres africaines « ont leur origine dans les torts commis en premier lieu par les hommes blancs sur les indigènes ».

Retrouvant pudiquement le dispositif de ses débuts, Elisabeth ne représenta pas l’ennemi…

The Defence of Rorke's Drift – 1880
Huile sur toile, 120,2 x 214 cm
Royal Collection Trust, Londres
(Tableau exposé à la Royal Academy en 1881)

« Le lieutenant Chard est au centre, pointant du bras gauche, à côté du lieutenant Bromhead qui tient son épée. Lorsque la reine Victoria a vu le tableau, elle a observé : "Tous, officiers et hommes, sont des portraits, et tout est peint à partir de descriptions, et tel qu'il était, jusque dans les moindres détails". » (Extrait de la notice en ligne de la RCT)

Après cet ultime succès, la carrière d’Elisabeth déclina, pour deux raisons principales : d’une part, elle avait opté pour un mode d’expression qui, en France notamment, était déjà obsolète. Les impressionnistes avait fait leur première apparition en 1874, alors qu’Elisabeth rencontrait son premier succès avec un tableau qui représentait une période artistique révolue ; d’autre part, lorsqu’elle essaya, dix ans plus tard, d’exprimer ses véritables combats politiques et peignit Evicted (Expulsé), le tableau rencontra un accueil plus que mitigé.

La peinture d’Elisabeth ne contribuait plus au moral des troupes ; le public se détourna d’elle.

Evicted – 1890
Huile sur toile, 177,8 x 236 cm
University College, Dublin

Elisabeth dénonçait les brutalités de l’armée anglaise lors d’une expulsion forcée dont elle avait été le témoin : une femme, visiblement traumatisée, reste immobile à côté de sa maison détruite tandis que des militaires redescendent au loin vers la plaine. Le visage de la femme, renversé en arrière dans une expression de souffrance, est exactement dans la même position que celui du Dr William Brydon dans Vestiges d’une Armée…

Pour le paysage, écoutons-la :

« Pour moi, l’Irlande est très attrayante, même si je lui tiens rancune d’être à la fois alléchante et évasive pour le peintre. Les nuages bas de son ciel provoquent des changements si rapides de soleil et d’ombre sur ses paysages qu’il faut des exploits d’agilité technique pour les attraper au vol. […] Ma seule chance est d’avoir un temps illimité et donc être en mesure d’attendre une semaine, si nécessaire, que l’effet particulier ne revienne. »

Elle continua à peindre, sans se laisser décourager, ni par la maternité (elle eut six enfants) ni par les voyages constants imposés par la carrière de son mari, finalement nommé haut-commissaire en Afrique du Sud, fonction dont il fut dessaisi le jour où il dit publiquement que Cecil Rhodes avait tort et que mener une guerre contre les Boers serait une mauvaise idée …

Bien qu’ayant continué à peindre des scènes militaires jusqu’à sa mort, en 1933, elle ne retrouva jamais la popularité de son début de carrière.

Artiste de combat et épouse de militaire, Elisabeth s’est attachée à dépeindre la vie des soldats : « je n’ai jamais peint pour la gloire de la guerre », disait-elle, « mais pour dépeindre le pathétique et l’héroïsme. » Elle y est si bien parvenue que plusieurs de ses œuvres appartiennent aujourd’hui à la collection royale britannique.

L’écrivain Wilfred Meynell a fait l'éloge de son travail en ces termes : « Lady Butler a fait pour le soldat dans l'art ce que M. Rudyard Kipling a fait pour lui dans la littérature : elle a pris l'individu, l'a séparé, l'a vu de près et a permis au monde de le regarder. » Wilfred Meynell, « The Life and Work of Lady Butler (Miss Elizabeth Thompson) », The Art Annual 1898, (Londres : Art Journal Office, Noël 1898).

 

Fradelle & Marshall
Miss E. Thompson - 1874
carte de visite à l'albumine, 9,1 x 5,8 cm
National Portrait Gallery, Londres


Je termine par quelques croquis de son journal From Sketchbook and Diary (1909) qui témoignent de ce que fut sa vie et son regard sur le monde.










 

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