mercredi 13 octobre 2021

Sophie Rude (1797-1867)

Portrait de l’artiste – 1841
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Musée des Beaux-Arts de Dijon


Sophie Fremiet est née le 16 juin 1797. Elle était la fille aînée de Louis Fremiet (1769-1848) et de son épouse, née Thérèse-Marguerite Monnier (1770-1818). Louis Fremiet, qui exerça d’abord la profession de maître fripier puis devint fonctionnaire de l’Etat et finit sa carrière comme commissaire aux comptes, était un dessinateur de talent. 

Son épouse exerçait le métier de son père, le graveur Louis-Gabriel Monnier (1733 - 1804).

Deux ans après la naissance de Sophie, nait Claudine-Victoire Fremiet (1799-1839), qui prendra le surnom de Victorine et deviendra peintre également.

Les talents artistiques des deux parents laissent supposer qu'ils ont enseigné le dessin et l’art de la gravure à leurs filles dès leur plus jeune âge. En outre, ils étaient tous deux très impliqués dans la vie intellectuelle de la ville de Dijon, où ils résidaient. Membre depuis 1804 de l’Académie de Dijon, Louis Fremiet a donné des conférences publiques jusqu’en 1814.

La ville de Dijon possédait à l’époque une collection d’art importante, grâce au peintre François Devosge (1732-1811). Celui-ci, qui avait commencé sa carrière comme sculpteur avant d’être contraint à abandonner cet art en raison d’un début de cécité, s’était installé à Dijon pour y fonder l’Ecole de Dessin, Peinture et Sculpture, école gratuite à laquelle Devosge consacra sa carrière et qui fut rapidement soutenue par les Etats de Bourgogne puis le prince de Condé.

François Devosge mit à la disposition de l’Ecole non seulement sa bibliothèque mais aussi sa collection de dessins italiens, peintures, sculptures et moulages en plâtre, portant sur l’Antiquité et la Renaissance. Cette collection s’est ensuite considérablement enrichie du fait des confiscations révolutionnaires d'œuvres d'art des églises ou de demeures aristocratiques dont il établit l’inventaire et qu’il obtint d’intégrer dans la collection, ce qui lui permit ensuite de fonder l’institution muséale - à l’origine de l’actuel musée des Beaux-Arts de Dijon - qui ouvrit ses portes dès 1799. Devosge considérait le dessin comme la base de toute formation artistique. 

Il semble que ce soit Anatole Devosge (1770 - 1850), élève de David et fils du grand pédagogue, qui ait été le premier professeur de Sophie. Il enseignait le dessin à l’Ecole mais cet enseignement était réservé aux garçons. Il aurait cependant ouvert, début 1814, une école de dessin et peinture à destination des « demoiselles » et donné également des cours privés à domicile.

Compte tenu de la proximité entre Louis Fremiet et François Devosge et de l’attitude éducative éclairée des parents Fremiet, il est probable que Sophie et sa sœur ont suivi son enseignement. Elles ont sans doute aussi bénéficié de la bibliothèque de l’Ecole qui comprenait de nombreux ouvrages de perspective et d’iconographie mais aussi des classiques grecs et romains, de la littérature française du XVIe au XVIIIe siècle et des ouvrages historiques de référence, indispensables à la formation d’une future peintre d’histoire.

Grâce à son carnet d’esquisses, on sait que Sophie pratiquait dès cette époque la copie d’œuvres, puisqu’elle y reproduit des fresques de Raphaël (on peut en voir quelques-unes sur le site « Louvre Collections ») dont on retrouve les motifs dans la collection Devosge qui possédait également des dessins anatomiques d’Edme Bouchardon (1698 - 1762) lesquels pourraient également faire partie des sources d’inspiration précoces de Sophie. Elle copie probablement aussi des œuvres de son maître Anatole Devosge, comme ce dessin au crayon, d’après Hercule et Phillo (1812), dont je n’ai pas pu trouver de représentation bien convaincante…

Sophie Rude
Hercule et Phillo, d’après Anatole Devosge – 1812/1814
Mine de plomb sur papier couleur chamois, 50,5 x 60,5 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon



Anatole Devosge (1770 - 1850)
Hercule et Phillo - 1812
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Depuis plusieurs années, Louis Fremiet apportait assistance à un jeune sculpteur encore inconnu et d’un milieu modeste, François Rude (1784-1855), ancien élève de la classe de sculpture à l’Ecole de dessin de Dijon. Fremiet permit à Rude d’installer chez lui son premier atelier et lui évita la conscription en 1805 en prenant en charge le coût de son remplaçant (une somme qui, en fonction des périodes, représentait entre deux et dix ans des revenus d’un ouvrier agricole). 

Rude intègre ensuite l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, où il remporte le Premier Prix de Rome en 1812 avec Aristée déplorant la perte de ses abeilles. Après être resté plus d’un an à Paris pour payer ses dettes, en travaillant à la manufacture de porcelaine de Sèvres, il s’arrête dans sa ville natale lors de son voyage vers Rome. Il ne repartira pas : mi-janvier 1814, Dijon est occupée par l’armée autrichienne… et on pense qu’il resta ensuite pour aider la famille Fremiet.

Alors que Napoléon revient de l’île d’Elbe, l’engagement républicain de Louis Fremiet le conduit à écrire un vibrant plaidoyer en faveur des valeurs de la Révolution française. Il y soutient que la noblesse, en menant des complots perfides, a trahi les Français et la générosité de Napoléon, qui a sorti la France de la crise. Il en conclut que le peuple, à nouveau menacé par des troupes étrangères et les partisans égoïstes de l’ancien régime, a le devoir civique, pour sauver les valeurs fondamentales de la nation, de se dresser à nouveau contre ses ennemis.

La défaite définitive de Napoléon Bonaparte à Waterloo et son abdication le 8 juillet 1815 conduisent Louis Fremiet, inquiet des conséquences de la véhémence de ses prises de position, à s’exiler à Mons, en Wallonie, ainsi que le rapporte plus tard le peintre Jacques-Louis David :

« Mr Fremyet , ancien contrôleur des contributions à Dijon est connu dans sa patrie comme homme plein d'esprit. En 1814, Napoléon Bonaparte ayant quitté l'île d'Elbe et étant rentré en France, on a cru devoir s'adresser à M Fremyet, pour faire une annonce publique de cet évènement, et pour donner une espèce d'instruction aux habitans des Provinces dans cette occasion critique. Mais Louis XVIII ayant été replacé sur le trone de ses ancêtres et M Fremyet craignant que de mesures vindicatives ne pussent pas être prises contre lui, il l'a jugé prudent, de prévenir la proscription, et s'expartiant ainsi volontairement il est venu comme plusieurs de ses compatriotes dans les Pays Bas. Jouissant d'une petite rente à Mons, il y demeure pour la toucher. » (Cité dans : Vera Klewitz M.A, Die Malerin Sophie Rude (1797-1867), Bonn 2015, p.49)

Fremiet avait laissé sa famille aux soins de François Rude. Après avoir trouvé un emploi d’agent des impôts, il fait liquider ses biens par un notaire et, en octobre 1816, sa femme, sa belle-sœur, leur mère et ses deux filles, accompagnées par François Rude, viennent le rejoindre.  Le couple Fremiet s’établit à Mons mais le reste de la famille, avec François Rude, part pour Bruxelles laquelle, en tant que pôle d’attraction des exilés bonapartistes, était plus prometteuse pour de jeunes artistes. Une « colonie » d’exilés s’était formée, dans laquelle se trouvaient, par exemple, Joseph Jacotot (1770-1840) avocat et professeur à l'Ecole de Dijon, qui développa à Bruxelles une méthode « d’enseignement universel » innovante soutenue par Rude et Sophie, et plusieurs « régicides » comme le comte Théophile Berlier (1761-1844), avocat au parlement de Bourgogne, le peintre Charles-Arnold Scheffer (1796-1853) et enfin le peintre Jacques-Louis David (1748-1825) qui prend immédiatement les deux artistes sous son aile : il présente Rude à l'architecte Charles Vander Straeten, architecte de la cour d’Orange-Nassau (l’actuelle Belgique a été réunie aux anciennes Provinces-Unies en 1815 pour former le Royaume uni des Pays-Bas) et accueille Sophie dans son atelier, de fin 1816 à 1821.

L’atelier de David est particulièrement enrichissant pour Sophie : David rencontre des peintres flamands bien connus et renoue des contacts avec ses anciens élèves, comme François-Joseph Navez (1787-1869), Joseph Odevaere (1778-1830) et Joseph Paelinck (1781-1839) qui décrit la présence de David dans le sud des Pays-Bas comme une « stimulation pour la vie artistique ». Rapidement - ce qui montre l’excellence de sa formation antérieure et constitue un signe de confiance - David laisse Sophie copier ses propres compositions (la copie est alors un moyen de diffusion des œuvres à un plus large public et les peintres signaient parfois des copies réalisées par leurs élèves).

La plupart des copies réalisées par Sophie sont aujourd’hui non localisées et leur existence même est contestée par certains auteurs. En revanche, plusieurs sources concordantes indiquent qu’elle a copié Les Adieux de Télémaque et Eucharis.

 

Jacques-Louis David (1748-1825)
Les Adieux de Télémaque et Eucharis - 1818
Huile sur toile, 88,3 x 103,2 cm
J. Paul Getty Museum, Los Angeles, Californie

Télémaque vient de prendre la décision difficile de quitter pour toujours sa bien-aimée, la nymphe Eucharis, afin de suivre son père, Ulysse.

David fut si satisfait de la copie qu’elle fut exposée plusieurs fois après la livraison de l’original à son commanditaire et fut signée par David (sur le carcois portée par Eucharis mais à une hauteur différente et avec une date différente de celles de l’original) qui la conserva longtemps dans son atelier.

L’année suivante, Sophie récidive avec un autre tableau du maître, La Colère d'Achille (1819).

 

Jacques-Louis David (1748-1825)
La Colère d’Achille – 1819
Huile sur toile, 105,3 x 145 cm
Kimbell Art Museum, Fort Worth, Texas

Le modèle littéraire du tableau de David est probablement celui d’Iphigénie de Jean Racine (1639-1699), d'après la tragédie d'Euripide : Iphigénie avait été attirée à Aulis par son père Agamemnon sous prétexte d'épouser Achille. Ni les futurs mariés ni la mère d'Iphigénie, Clytemnestre, ne soupçonnaient le dessein d'Agamemnon qui entendait sacrifier Iphigénie pour apaiser la colère de la déesse Artémis, qu'il avait provoquée.

Le tableau représente la confrontation entre Agamemnon et Achille, au moment où ce dernier vient d’apprendre la trahison d’Agamemnon.

 

Parallèlement à ses travaux pour David et dans son propre atelier, Sophie produit ses propres œuvres, notamment les portraits de ses proches, qu’elle signe de sa main.

Portrait de Victorine Van Der Haert, sœur de l'artiste – 1818
Huile sur toile, 162 x 118 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Victorine Fremiet, assise sur une chaise en bois, semble interrompre la pièce qu’elle jouait à la guitare dont on distingue, sur le pupitre placé juste entre elle et le mur, une partie du titre : « SCENE [...] DU BILLE [...] Paroles de [...] Musique de [...] N.°8 Guitare ou Lyre". La guitariste est représentée en tenue de fête, tournée vers le spectateur qu’elle regarde par-dessus son épaule. Elle porte un diadème en métal jaune, sur des cheveux séparés par une raie médiane, bouclés sur le côté et épinglé à l'arrière de sa tête.

La chaussure recouverte de satin blanc de son pied gauche dépasse de sa robe en satin bleu clair à manches longues, agrémentée d’un col en dentelle blanche. Un chapeau de paille à pare-soleil pend, par un ruban de satin rose, sur le dossier de la chaise. Une écharpe en cachemire vert foncé avec une bordure ornée de fleurs tombe librement du bord du siège jusqu'au sol, couvert d’un tapis rouge à bordure verte. Au mur, des boiseries peintes en blanc courent au-dessus d’une plinthe sombre. Le papier peint beige est bordé de jaune doré surmonté d’une frise de vignes vert foncé.

Les portraits en pied sont rares chez l'artiste. Ils étaient à la mode à Bruxelles dans les années 1820. (Extrait de la notice du musée de Dijon)

Sophie exécute la même année un portrait (non localisé) de sa meilleure amie de Dijon, Cécile Demoulin-Moyne, dans un format proche de celui du Portrait de Victorine (156 x 116 cm). Transporté ensuite à Dijon, le portrait est commenté par le Journal de la Côte d’Or, le 19 août 1919.

 « Ce tableau, qui est le portrait d'une dame, est un don de l'amitié. La pose du corps en est heureuse et belle, les étoffes sont de la plus grande vérité, et tous les accessoires sont d'un bel effet. On n'y admire pas moins la ressemblance, qui fait le premier mérite d'un portrait, et la fraîcheur du coloris. Ce bel ouvrage, dont la description demanderait la plume d'un littérateur-artiste, est de Mlle. Sophie Fremiet. Il a été honoré du suffrage du célèbre David, qui s'est plu à donner à cette demoiselle les leçons d'un art qu'il possède avec tant de supériorité. Mlle. Fremiet était ici l'élève de M. Devosge, dont elle avait emporté à Bruxelles les excellens (sic) principes » (Cité dans : Vera Klewitz, op.cit. p.86)

Portrait de Louis Frémiet, père de l’artiste  vers 1820
Huile sur toile – 49 x 39,5 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Portrait d’homme – vers 1820
Huile sur toile - 49,7 x 40,3 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Ce Portrait d’homme est très proche du Portrait de Louis Fremiet, père de l’artiste.

Les dimensions et le cadre sont identiques, la mise en page des personnages, la couleur des fonds et la matière picturale très homogène.

Le catalogue de vente identifiait ce portrait comme M. Fremiet. Cette information peut remonter à une tradition familiale et doit donc être prise en considération. Toutefois, il ne peut s’agir du père de Sophie Rude, dont les traits sont différents. On reste cependant tenté de voir là, sinon un pendant au portrait de Louis Fremiet, du moins un élément d’une série de portraits familiaux. Monique Geiger, à titre d’hypothèse, avait avancé le nom du beau-frère de Sophie Rude, Henri van der Haert, avec la réserve que nous ne connaissons pas de portrait de lui et que la ressemblance physionomique ne peut être contrôlée.

Ce portrait, comme celui de Louis Fremiet, peut être rattaché à la période du séjour de l’artiste en Belgique, dans les années 1820. (Extrait de la notice du musée)

Sous la direction de David, Sophie évolue rapidement de portraitiste à peintre d'histoire, ce qui lui permet d’acquérir une plus grande notoriété.

Le premier tableau qu’elle envoie, avec l’approbation de Jacques-Louis David, au Salon triennal d’Anvers est La Sainte Lecture (non localisé), une œuvre proche de la manière de François-Joseph Navez (ou de Claude-Marie Dubufe avec son Portrait de famille), avec des figures juxtaposée en gros plan, occupant tout l’espace. On pense que le modèle de la jeune femme en haut à droite est Victorine.

 

La Sainte Lecture – 1819
Huile sur toile, 68 x 85 cm
Localisation inconnue


François-Joseph Navez (1787-1869)
Scène de musique – 1819
Huile sur toile, 90 x 106 cm
Musée de Grenoble

Entre nous, je trouve que les barbus, à droite dans les deux tableaux, ont un petit air de famille !

 

Claude-Marie Dubufe (1790-1864)
Portrait de la famille Dubufe – 1820
Huile sur toile, 64 x 82 cm
Musée du Louvre, Paris

C’est alors que l'Académie royale de Dessin, Peinture, Sculpture, Architecture et Gravure de Gand, lance un concours sur le thème de « La belle Anthia en route vers le temple de Diane d'Ephèse, accompagnée de ses compagnes », avec la recommandation suivante : « La belle Anthia, âgée de quatorze ans, marchant à la tête de ses compagnes au temple de Diane d'Ephèse, pour célébrer la fête de cette Déesse, suivie de deux jeunes filles à peu près du même âge, dont l'une porte un arc, des flèches et un javelot, et l'autre mène en laisse deux beaux chiens. […] Les figures seront de grandeur naturelle. »

 

Sophie Rude
La Belle Anthia 1819
Huile sur toile, 257 x 180 cm
Collection particulière

Beaucoup de témoins de l’époque ont reconnu la sœur de Sophie, Victorine, dans le visage d’Anthia.

Le règlement du concours prévoyait que chaque tableau serait accompagné d’un symbole ou d’une devise, le nom de l’auteur étant scellé sur le tableau jusqu’à la proclamation des résultats, afin d’assurer la neutralité du jury. Mais, malgré le succès remporté par l’œuvre de Sophie, c'est Joseph Paelinck (1781-1839), peintre de cour renommé, qui remporte le prix.

 

Joseph Paelinck (1781-1839)
La Belle Anthia 1820
Huile sur toile, 229,8 x 300,4 cm
Musée des Beaux-Arts de Gand

Qu’importe : la presse fustige l’appât du gain de Paelinck qui n’a pas craint de se mesurer à des artistes débutants et déclare Sophie « gagnante » du concours. Grâce à son amie Cécile Demoulin-Moyne, la presse dijonnaise est rapidement avertie et la couvre de louanges. Bien qu’en situation de vendre son tableau un bon prix, Sophie le rapporte sagement à Bruxelles où elle le fait exposer pour accroître sa popularité. Elle le vendra plus tard, au montant du prix reçu par Paelinck lors du concours.

Grâce au concours de « La belle Anthia », Sophie n'a pas seulement réussi à s'imposer comme peintre d'histoire. Elle a également appris à commercialiser efficacement son travail !

L'affrontement entre Paelinck et Sophie Fremiet à Gand en 1820 ne restera pas sans suite : en 1823 un concours spécial dans le domaine de la peinture d'histoire est mis en place pour les étudiants. Trois ans plus tard, l’Académie crée un « Prix pour les dames » lequel, heureusement, ne les empêche pas de participer aux autres concours…

Le 25 juillet 1821, Sophie épouse François Rude et, fin 1821, elle est enceinte lorsque le couple déménage pour s’installer dans un nouveau logement, rue d’Arenberg. C’est dans cet appartement, que les Rude partagent avec Victorine et son mari, que naitra leur fils, Louis-Amédée, le 20 juin 1822.

Pour autant, elle participe au Salon Triennal de Bruxelles, qui se déroule fin 1821, avec un nombre important de portraits. Cette fois, elle se présente comme Sophie Rude née Fremiet et sans se réclamer de David. On n’a pas retrouvé toutes les toiles qu’elle a montré mais les chercheurs s’accordent sur deux d’entre elles, qui soulignent le talent de Sophie en tant que portraitiste et son inspiration davidienne : composition d’un réalisme sobre, poses simples, fonds neutres, concentration de l’attention sur le visage du modèle :


Portrait d’une dame de qualité 
(portrait présumé de Catherine Fremiet, tante de l’artiste) – 1820
Huile sur toile, 59 x 38 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Portrait de femme vers 1818
Collection particulière
Publié dans le « François et Sophie Rude, un couple d’artistes au XIXe siècle, citoyens de la Liberté »,
Musée des Beaux- Arts de Dijon, 2012 (consultable en ligne) 

Evoquons à présent une assez lamentable affaire, assez caractéristique cependant des motifs d’erreurs d’attribution des œuvres.

Le portrait du chanteur, acteur et auteur français, Claude Wolf, dit Bernard (1778-1850), directeur de ce qui est aujourd’hui le Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, d'avril 1819 à 1823, avait été présenté dans les loges du théâtre comme une œuvre de David dont la notoriété attirait le public. Il portait en bas la signature « David bruss ». Après avoir été détenu longtemps dans la famille de l’artiste, il fut vendu puis légué au Louvre qui l’intégra dans ses collections sous cette attribution, en 1916.

Wolf dit Bernard - 1823
Huile sur toile, 125 x 85 cm
Musée du Louvre, Paris

Ce n’est que beaucoup plus tard, et après que les chercheurs se sont longuement interrogés sur la paternité du portrait, que l’un d’entre eux retrouva et publia cet article, paru dans le journal L'Oracle du 6 avril 1825 :

 « La réclamation suivante que le Journal de Bruxelles a refusé de publier vient de nous être communiquée : Depuis quelques jours, il paraît chez les marchands d'estampes de Bruxelles, un portrait lithographié à Paris, avec cette inscription : Bernard, directeur et acteur de l'Odéon, lithographié par Noël, d'après L. David. Ce portrait n'a point été fait par M. David. Il est bien vrai que peu de temps après l'achèvement de cet ouvrage, M. Bernard mit son portrait en scène avec lui et que, jouant à Anvers dans ''l'Erreur d'un bon père.'', il attribua par erreur ce portrait à M. David ; plusieurs personnes le crurent par erreur ; mais le personnage que le portrait représente a par lui-même assez de consistance pour n'avoir pas besoin de ces supercheries fréquemment employées dans la vue de donner aux ouvrages d'art que l'on possède et à soi-même une importance empruntée. Ceci tient uniquement à un singulier défaut de mémoire, à une malheureuse organisation, dont M. Bernard est affligé ; il y a des gens qui voient, entendent, disent et font certaines choses ; tandis que pour d'autres, ils ne peuvent ni voir, ni entendre, ni dire, ni faire. M. Bernard est dans la catégorie de ces gens-là par rapport à la mémoire. Dans ses relations particulières, il en jouit pleinement, mais lorsqu'il parle au public, elle lui échappe, comme chacun sait. Il était certainement présent quand son tableau a été fait, il a vu quel artiste a exécuté cet ouvrage ; il en a conservé quelque temps la mémoire, en venant plusieurs fois lui exprimer sa satisfaction et lui rendre les éloges qu'on en faisait ; mais sur le théâtre et sur la lithographie, la mémoire lui a manqué, et pour le remettre dans son rôle, je lui souffle que son portrait a été fait par Mlle Sophie Fremiet, actuellement Mad. Rude. » (et pan sur le bec !)

L’incident pourrait être à l’origine de la rupture entre Sophie Rude et David, au début de l’année 1823. Mais le seul commentaire de Sophie sur cette rupture a été le suivant :

« Je ne t'avais pas parlé de notre rupture avec m. david parce qu’il y a des détails qui ne peuvent s'écrire, toutes les personnes que nous connaissons ne nous ont pas donnés tort et nous avons reçu depuis ce tems [sic] plus d'invitations que jamais. » (Lettre de Sophie à Cécile Demoulin-Moyne le 4 février 1823, citée par Vera Klewitz, op.cit., p.120)

Mais Sophie a d’autres ambitions. Encouragée par le succès de La Belle Anthia, elle prépare une nouvelle peinture d’histoire, La mort de Cenchrée, commencée en 1820 mais dont elle devra interrompre plusieurs fois l’exécution, d’une part en raison de sa grossesse et des suites de son accouchement, d’autre part pour terminer une commande qu’elle exécute avec son mari.

Antoine-Jean Gros, célèbre ancien élève de David, de passage en Belgique, vient voir le tableau dans l’atelier de Sophie et émet un jugement positif. Le tableau, d’abord exposé à des fins caritatives, est montré au Salon de Gand de 1824 où il vaudra à Sophie une médaille d’honneur.

Cette fois, Sophie est vraiment perçue par le public comme une peintre d’histoire à part entière, au sein de « l’école moderne » !

 

La mort de Cenchrée – 1820/1823
Huile sur toile, 200,6 x 254,6 cm
Collection particulière (vente 2022)


La source littéraire du tableau, indiquée par l’artiste elle-même, est Pausanias (env. 115-180 après J.C.) qui rapporte que la nymphe Peirene, fille du dieu fleuve Acheloos, avait eu deux fils nommés Lechaion et Kenchrée, avec Poséidon. Lorsque Kenchrée a été tué accidentellement par une flèche d'Artemis, sa mère a tellement pleuré qu'Artemis l'a transformée en une source qui a porté son nom Cette source alimentait deux rivières, à l'embouchure desquelles se trouvaient les villes portuaires de Lechaion et Kenchrée, du nom de ses deux fils.

Le tableau représente la suite de l’accident : l’enfant, dont la pâleur annonce la mort, est soutenu par sa mère qui porte un diadème d'or, orné d'un trident et de dauphins, qui l'identifie comme l'épouse du dieu de la mer Poséidon. La déesse de la chasse, Artemis, se caractérise par un croissant de lune au-dessus du front, ainsi que par le carquois de flèches dont la pointe dépasse derrière son dos. Sur le côté gauche, plusieurs chasseuses retiennent des chiens.

Je place ici cette figure qui appartient probablement à la même époque.


Jeune homme au lévrier (Adonis ?) - sans date
Huile sur toile, 178 x 166 cm
Collection particulière (vente 2021)


La nomination de Vander Straeten - auquel David avait présenté François Rude - comme architecte des bâtiments du roi, le 13 mars 1820, vaut à Rude d’être associé à l’ensemble des chantiers de l’architecte. Sa notoriété de sculpteur des bâtiments royaux suscite aussi l’intérêt des particuliers. C’est ainsi que Sophie est associée en tant que peintre à deux commandes de clients de haut rang, en 1823 à Tervueren près de Bruxelles, pour l'héritier du trône hollandais, le prince d'Orange et, de 1824 à 1825, au Palais Egmont de Bruxelles pour le duc Prosper-Louis d'Arenberg.

Une de ses réalisations était présentée dans l’exposition du musée de Dijon de 2013, François et Sophie Rude, un couple d’artistes au XIXe siècle, citoyens de la Liberté. Il s’agit de portes provenant de la bibliothèque du duc d’Arenberg, dans lesquelles se trouvent des verres églomisés représentant des figures allégoriques.

Portes de la bibliothèque du duc d’Arenberg avec des figures Allégoriques - vers 1824
Clio et Erato
Bois et verre églomisé - 80 x 40 cm (chaque panneau)
Katholieke Universiteit Leuven, Louvain (collection d’Arenberg)
© Photo : Didier Rykner, La Tribune de l'Art


Il reste peu de traces de ces travaux dont une partie a été détruite par un incendie en 1892. Dans sa thèse, Vera Klewitz dénombre un total de trente tableaux, qui représentaient huit des neuf muses, à l'exception de Terpsichore, ainsi que les arts libéraux et autres figures allégoriques (peut-être inspirées par les peintures murales récemment découvertes à Pompéi), réalisés entre février 1824 et le printemps 1825.Je place ici ce portrait qui appartient probablement à la même époque.

Parallèlement, Sophie commence à exposer, dans des lieux diversifiés, des peintures (qui restent à ce jour non localisées) sur différents thèmes, afin d’asseoir sa notoriété. Elle écrit à la Société Royale des Beaux-Arts de Gand en 1824, pour formuler le souhait de participer à une nouvelle exposition à Haarlem et annonce l’envoi de quatre tableaux : La mort de Cenchrée, et trois tableaux de petit format, Les Saintes Femmes et les disciples au tombeau de Jésus-Christ, Un officier turc contemplant avec un calme farouche les massacres et les incendies, Une femme grecque fuyant pendant la nuit, et venant se réfugier dans une grotte consacrée à la Panagia (nom de la Vierge).

Après avoir été reconnue comme peintre de mythologie, elle prend sa place dans la peinture religieuse et sur un sujet d’actualité : la lutte d’indépendance des Grecs contre les Turcs, un thème auquel de nombreux peintres, comme Delacroix avec Le Massacre de Scio (1824) et La Grèce meurt sur les ruines de Missolunghi (1826), ont également consacré des œuvres.

 

Eugène Delacroix (1798-1863)
La Grèce meurt sur les ruines de Missolunghi 1826
Huile sur toile, 213 x 142 cm
Musée des Beaux-Arts de Bordeaux

Après l'exposition de Haarlem, Sophie montre les trois même tableaux de petit format, auxquels elle ajoute La Présentation au Temple, à l'exposition du Salon de Lille, qui débute le 29 août 1825.

 

La Présentation au Temple –1824
Huile sur toile 68 x 85,7 cm
Collection particulière

Ensuite, c’est au Salon de Gand, qui commence le 7 août 1826, que Sophie renvoie La Présentation au Temple, accompagné d’un nouveau grand format mythologique : Arianne abandonnée dans l’île de Naxos.

 

Ariane abandonnée dans l’île de Naxos - 1826
Huile sur toile - 170 x 226 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Le catalogue de l’exposition de 1826 décrit cette œuvre ainsi :

« Ariane abandonnée dans l'île de Naxos ; figure entière de grandeur naturelle. Ariane à demi-couchée, médite tristement sur l'ingratitude de Thésée : près d'elle son génie qui, suivant la psychologie Platonique, est l'arbitre souverain de sa conduite, le témoin assidu de ses actions, le confident de ses plus secrètes pensées, est ici représenté comme le symbole de son infortune et renverse, sans l'éteindre, le flambeau d'un amour malheureux. La scène a lieu sur le bord de la mer, à l'entrée d'une grotte ; la couronne et le baudrier de Thésée sont aux pieds d’Ariane ; dans le fond du tableau l'on aperçoit un trépied sur lequel fume encore l'encens du sacrifice qui avait été offert à l'amour. »

Le tableau suscite des critiques, tant à cause de sa palette, jugée trop fade « il semblerait que Mme Rude ait remplacé l'huile par des sucs de rose », qu’en raison de la présence d’un nu, même si on n’ose pas vraiment le dire, mais, dans la phrase « Ariane, un essai que le bon goût repousse », la question sous-jacente est évidemment de savoir si ce nu n'aurait pas été peint d’après nature. On lui reproche de s’émanciper de l’enseignement de David et d’avoir osé faire poser son modèle (à nouveau sa sœur, comme pour Anthia ?) dans le plus simple appareil. Peut-être faut-il voir, aussi, dans la douleur qu’exprime le visage du modèle comme dans le décor qui s’obscurcit (à droite), à mesure que s’éloigne le bateau de l’être aimé, une expression romantique à laquelle la critique n’était pas favorable ? Pour autant, la respectabilité de Sophie, qui cultive une image de sérieux et de rigueur et dont le comportement public a toujours été irréprochable, n’est pas mise en cause.

Portrait présumé de Victorine Frémiet– 1827
Huile sur toile, 48 x 38 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Après un premier voyage exploratoire en 1826, les Rude décident de déménager à Paris, pour plusieurs raisons : l’architecte Vander Straeten a perdu sa charge à la cour et la carrière française de Rude prend du retard : après avoir choisi de s’exiler à Bruxelles plutôt que de profiter d’un séjour à Rome après l’obtention de son Premier Prix, il envoie trop tardivement ses œuvres aux Salons parisiens pour être pris en compte par la critique. Ses deux concurrents directs, également Prix de Rome, David d’Angers (1788-1856) et James Pradier (1790-1852) sont déjà membres de l’Institut. Les amis parisiens des Rude les appellent et l’avenir de leur fils les préoccupe.

En 1827, et après quelques hésitations, Sophie présente au Salon de Bruxelles un dernier portrait de sa sœur qu’elle trouve insuffisamment abouti. C'est un portrait d'apparat, dans une pose élégante sur un siège recouvert de tissu rouge, avec un cadrage à mi-corps qui est devenu courant dans la production de Sophie car elle le trouve plus propice à l'attention sur l'expression psychologique du modèle. C’est aussi la première fois qu’elle intègre un paysage dans un portrait.

 

Portrait de madame Van Der Haert, née Victorine Frémiet - 1827
Huile sur toile, 145 x 118 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon
(source : base Joconde)

Le 15 octobre 1828, Sophie prévient ses amis qu’ils doivent désormais lui écrire 66 rue d'Enfer, à Paris.

La rue d’Enfer, parallèle à la rue Saint Jacques, commençait dans le quartier de la Sorbonne et finissait dans le quartier de l’Observatoire. La rue Saint Jacques étant dénommée via superior, celle-ci fut dite via inferior, sa dénomination de l’époque n’étant probablement qu’une altération (Source : dictionnaire administratif et historique des noms de rues de Félix et Louis Lazare, Paris 1844).

Sophie participe à son premier Salon de Paris en 1831. Elle y montre Le Sommeil de la Vierge et deux portraits de femmes, sous le même numéro, non identifiés.

 

Le Sommeil de la Vierge dit La Sainte Famille - 1831
Huile sur toile - 221,5 x 176,5 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

La critique est plutôt favorable, même si les termes employés « Mme S. Rude, née Fremiet, a traité avec grâce le Sommeil de la Vierge » laissent filtrer une petite condescendance. En 1826, elle avait appris à ses dépens ce qu’il en coûtait de pénétrer avec assurance dans l’univers de la peinture masculine à laquelle le nu était réservé. Si son talent n’était pas en cause, elle devait encore trouver sa place sur la scène artistique parisienne.


Portrait de Madame Serieux, née Wasset – avant 1867
Huile sur toile, 76 x 61 cm
Musée Bonaparte, Auxonne 
Source : Base Joconde


Elle va y parvenir deux ans plus tard, au Salon de 1833, avec les Adieux de Charles Ier, roi d'Angleterre, à ses enfants, son premier tableau faisant appel à une historiographie nationale, anglaise en l’occurrence.


Adieux de Charles Ier à ses enfants 1833
Huile sur toile, 110 x 90 cm
Exposé au Salon de 1833
Collection particulière

Au premier plan, délimité par le paravent, se tiennent Charles Ier, roi d’Angleterre et deux de ses enfants. Le paravent cache probablement des soldats dont on voit les hallebardes dressées. Au fond, surveillé par un homme en noir à col blanc, un religieux est en prière, devant un pupitre sur lequel brûlent deux bougies presque consumées, ce qui indique que la fin est proche. Le fond du tableau est illisible mais sa description indique qu’on y voit un échafaud et des hommes en armes. L’issue de la scène ne fait donc pas de doute.

La source littéraire principale de l’artiste est Les Quatre Stuarts de Chateaubriand, notamment la scène suivante :

« Deux enfants de Charles restoient entre les mains des républicains, la princesse Élisabeth, et le duc de Glocester, âgé de six ans ; on les lui amena. Il prit ce dernier sur ses genoux et lui dit : ''Ils vont couper la tête à ton père ; peut-être te voudront-ils faire roi ; mais tu ne peux pas être roi tant que tes frères aînés, Charles et Jacques, seront vivants.'' L'enfant répondit : ''Je me laisserai plutôt mettre en pièces.'' Le père embrassa bientôt l'orphelin en répandant des larmes de tendresse. » (Chateaubriand, François-René de, Les quatre Stuarts, Paris, Roux – de Vresse, 1857, 246 p, p.60 et 61)

Cette scène a été moult fois reproduite car l'exécution publique de Charles Ier en 1649 avait inspiré des écrivains et les artistes jusqu'au XIXe siècle. Les années 1830 ne sont pas en reste :

Derniers adieux de Charles Ier à ses enfants - 1830
Lithographie d’après Achille Devéria (1800-1857)
Musée Carnavalet, Paris

Alexandre Evariste Fragonard (1780-1850)
Les adieux de Charles d’Angleterre - vers 1830
Huile sur toile, 98 x 76 cm
Musée des Augustins, Toulouse

La référence aux adieux de Louis XVI à sa famille, surtout dans le tableau d’A-E. Fragonard, est évidente, d’autant que le parallèle historique fonctionne parfaitement : les deux souverains ont été décapités, les deux reines étaient étrangères et peu aimées du peuple, les deux monarchies ont laissé place à une république au cours de laquelle une personnalité ambitieuse est arrivée au pouvoir : Cromwell en Angleterre, Bonaparte en France. Après leur défaite, l’Angleterre comme la France ont connu des restaurations monarchiques et le retour de l'influence de l’église.

On peut évidemment être étonné d’un tel choix de la part de la fille d’un bonapartiste mais on peut aussi considérer que le tableau pouvait être différemment compris en fonction des opinions politiques de chaque spectateur : rappel au roi des risques qu’il pouvait prendre s’il ne faisait pas preuve de considération pour les attentes de la population, satisfaction des orléanistes persuadés, au début des années 1830, que la monarchie « libérale » allait réaliser les idéaux de 1789…

Pour le couple Rude, le Salon de 1833 est un succès.

François Rude, dont le Mercure, après avoir tranché la tête à Argus, remet ses talonnières pour remonter sur l’Olympe avait déjà été remarqué au Salon de 1827, montre un chef d’œuvre, reconnu comme tel par la critique et ses confrères : le Jeune Pêcheur napolitain jouant au bord de la mer avec une tortue, même si d’aucuns s’offusquent qu’on ose montrer la nudité d’un personnage qui n’est pas mythologique… Rude reçoit la Légion d’honneur et son Jeune Pêcheur est acheté par l’Etat. 

François Rude (1784-1855)
Mercure, après avoir tranché la tête à Argus, remet ses talonnières pour remonter sur l’Olympe - 1834
Bronze, 250 x 52 x 90 cm
Musée du Louvre, Paris


François Rude (1784-1855)
Jeune Pêcheur napolitain jouant au bord de la mer avec une tortue - 1831/1833
Marbre, 82, x 88 x 48 cm
Musée du Louvre, Paris


Jeune Pêcheur… (détail)

Le tableau de Sophie est remarqué et loué par la critique mais elle n’obtient qu’une médaille de deuxième classe et son tableau n’est pas acheté par l’Etat, comme elle l’aurait sans doute souhaité. Il sera acquis, à titre privé, par Adolphe Thiers qui en fera présent ensuite à … François Guizot !

Dès l’année suivante, Sophie prépare un autre tableau historique, à nouveau traité en scène de genre, sur un épisode de la Fronde (1648 à 1653) : des révoltes ayant été déclenchées par les nouvelles méthodes de Mazarin pour percevoir l’impôt, le parlement de Paris refuse d’en enregistrer de nouveaux, particulièrement impopulaires. Mazarin réplique en faisant arrêter un conseiller parisien, Pierre Broussel, ce qui provoque un soulèvement dans la capitale. La haute noblesse se joint à cette révolte avec, à sa tête, Louis II, prince de Condé et son frère, prince de Conti.

Le tableau de Sophie évoque un épisode particulier de la Fonde, la « bataille du faubourg Saint-Antoine », qui eut lieu à Paris, le 2 juillet 1652, entre les troupes royales menées par Turenne et celles de la Fronde commandées par Condé. Alors que les troupes de Condé, poursuivies par celles de Turenne, sont acculées au pied des remparts de Paris dont les portes sont closes, Anne-Marie-Louis d’Orléans, duchesse de Montpensier et cousine de Louis XIV, prévenue de la situation désespérée de Condé, fait tirer le canon de la Bastille et ouvrir la porte Saint Antoine, ce qui permet à Condé d’entrer dans Paris.

L’épisode, raconté très précisément en 1748, par Pierre Coste dans son ouvrage : Histoire De Louis De Bourbon, Second Du Nom, Prince De Condé Et Premier Prince Du Sang, ne changera pas l’issue de la guerre mais la duchesse de Montpensier y gagnera son surnom de Grande Mademoiselle. L’ouvrage de Coste est probablement la source littéraire de la scène : Condé, sortant de la bataille, vient rejoindre la duchesse pour l’informer de son succès.

Entrevue de M. le Prince et de Mademoiselle, Duchesse de Montpensier, à l'Hôtel du Maître des Comptes de la Croix, après le Combat de la Grande Barricade du Faubourg Saint-Antoine - 1836
Huile sur toile, 115 x 100 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

La duchesse de Montpensier, en train d’écrire se retourne, surprise, la plume encore à la main. Le prince de Condé, dont la tenue défaite et le baudrier en lambeau (la chose bleue qui traverse sa poitrine de l’épaule droite à la taille) trahissent la violence des combats, tend le manche de son épée à un gentilhomme, tout en écartant le bras gauche dans un geste de salutation. Tous les spectateurs de la scène semblent surpris, sauf deux hommes à gauche qui paraissent comploter.

Par la porte ouverte, au fond, on voit un homme monter l’escalier du perron, une lettre à la main. Il annonce la future lettre de cachet qui viendra mettre fin à l’aventure de la Fronde. Derrière lui, on aperçoit une scène de bataille et la porte de la ville entre les arches de laquelle on entrevoit la campagne environnante. Les deux tours qu’on aperçoit sur le côté droit sont probablement celles de la Bastille.

Au Salon de 1836 où le tableau est exposé, on apprécie la fidélité avec laquelle costumes et physionomies ont été reproduits. Le tableau reçoit une mention de première classe dans la catégorie des tableaux de genre historiques.

La Société des amis des arts de Dijon organise une exposition, dont le peintre Eugène Devéria (1805-1865), un des chefs de file du mouvement romantique, fait le compte rendu : « Le tableau de Mme Rude est sans contredit une des belles pages de notre exposition. Ce sujet historique, réduit aux gracieuses proportions du tableau de genre, est composé avec talent. Les figures sont bien dessinées, les têtes pleines d'une noble expression. Les étoffes sont traitées d'une manière large et vraie, le coloris général est harmonieux et suave. »

Mais, en dépit du fait que les représentations de l’histoire de la maison d’Orléans soient à la fois bienvenues pour Louis Philippe (qui en a commandé plusieurs) et à la mode, le tableau ne sera pas vendu et restera la propriété de Sophie jusqu’à la fin de sa vie.

Peut-être est-ce lié au message caché du tableau, où l’on peut encore voir des correspondances : la monarchie de Juillet avait été inaugurée par les trois jours glorieux de juillet 1830, comme le mouvement de la Fronde qui avait connu son bref apogée de trois jours en 1652. Le soulèvement populaire avait été particulièrement important dans le faubourg Saint Antoine, quartier ouvrier. En 1836, alors que le futur Napoléon III sympathisait avec l’opposition républicaine, le tableau de Sophie pouvait être lu à la fois comme un hommage à la maison d’Orléans et comme une critique sous-jacente de sa politique…

Mais c’est surtout en tant que portraitiste que Sophie réussit. Voici quelques exemples de sa période parisienne, auquel appartient aussi son « autoportrait de postérité » :

 

Portrait d’Amédée Rude – vers 1830
Huile sur toile - 46 x 38 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon



Portrait de femme à la coiffe de fleurs - 1831
Huile sur toile, 73 x 60 cm
Collection particulière (vente 2021)



Portrait de deux enfants - 1842
Huile sur toile - 54 x 65 cm
Collection particulière (vente 2015)



Portrait de François Rude - 1842
Huile sur toile - 100 x 81 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon


Mary Matthews, Madame Julien-Francois-Bertrand de La Chère - 1843
Huile sur toile, 146 x 194,5 cm
Sizergh Castle, Cumbria (National Trust, UK)



Jeune homme accoudé – 1847
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Collection particulière (vente 2024)


Portrait de jeune femme - 1849
Huile sur toile - 82 x 65 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon


Portrait de Jean-Baptiste van den Haert, neveu de l’artiste 1856
Huile sur toile – 73 x 59 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Le dernier grand tableau d’une scène historique, montré par Sophie au Salon de 1841, est inspiré d’un évènement relaté par l’historien Prosper de Barante (1782-1866) dans l’Histoire des ducs de Bourgogne, de la maison de Valois, résumé dans le livret du Salon en ces termes :

« En 1436, les Brugeois se révoltèrent. Le Duc Philippe-le-Bon leur demanda de laisser partir sa femme et son fils ; ils y consentirent ; mais tandis qu’elle sortait de la ville escortée par Guillaume et Simon de Lalaing [sic], les révoltés conduits par Jean Lekart arrêtèrent sa voiture et arrachèrent la femme de sire Roland et la veuve de sire de Horn récemment massacré par eux. La duchesse tremblante et tenant son fils serré contre son sein put cependant continuer sa route au milieu des cris et des injures. »

 

La duchesse de Bourgogne arrêtée aux portes de Bruges - 1841
Huile sur toile - 183 x 150 cm
Musée des Beaux-Arts, Dijon

Un certain Victor Nouvion décrit les œuvres des artistes bourguignons présents au Salon :

« Dédaignant cette fois les tableaux de genre et les tableaux de chevalet, madame Rude s'est attaquée aux tableaux d'histoire. [...] Toute cette scène est heureusement et adroitement disposée ; le mouvement en est chaud, simple, naturel. Les personnages agissent sans poser, et se groupent sans songer à faire une académie. Peut-être pourrait-on reprocher à l'artiste d'avoir trop dégarni le devant du tableau, et d'y avoir laissé vide une place que la foule n'a pas dû respecter […] Ce tableau figurerait avec honneur au musée de Dijon. » (Cité dans : Vera Klewitz, op.cit., p.258) 

Sophie Rude est morte à Paris, le 4 décembre 1867.


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Pour terminer, je voudrais souligner la place singulière qu’a occupée Sophie sur la scène artistique.

Composées d’étapes parfois imposées par les vicissitudes politiques, sa formation et sa carrière constituent une sorte de référence : une solide formation de base grâce à un accès, à Dijon, à des œuvres d’art de qualité, à une vaste bibliothèque et à des professeurs de talent ; un exil qu’elle saisit comme l’opportunité d’accéder à l’un des maîtres les plus réputés de la période et une relative liberté de mouvement : autant de circonstances qui rapprochent son cursus de celui d’un jeune homme.

Première artiste de son siècle à s’illustrer dans la peinture mythologique et d’histoire, elle a su profiter de l’atmosphère de relative ouverture qui régnait à Gand à l’égard des artistes féminines mais a aussi montré une grande habileté dans la façon dont elle a su mener sa carrière en s’appuyant sur la presse et les amitiés qu’elle avait conservées à Dijon. Comme ses contemporains, elle participe à l’esprit du romantisme : on le décèle à partir de l’Ariane abandonnée et dans ses trois tableaux d’histoire postérieurs, grâce auxquels, à l’évidence, elle cherchait à décrocher des commandes publiques…

Enfin, Sophie a participé activement à la formation de nombreuses jeunes femmes en ouvrant son atelier à des élèves, dès 1820. Son exemple d’artiste talentueuse et impliquée – bien que respectueuse des « convenances » imposées aux femmes – sera suivi par de nombreuses artistes qui oseront se confronter aux grands formats et à la peinture d’histoire, comme Adèle Kindt (1804-1884) qui deviendra membre des Académies d’Amsterdam et de Gand.

Un ensemble de qualités, d’opportunités et d’engagement qui ont permis à son talent de prendre son ampleur et à l’artiste de s’affirmer dans le monde de l’art.

Ne serait-ce qu’en raison de l’exemplarité de son parcours, il est vraiment dommage qu’elle ne soit pas mieux connue…

 

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Pour écrire cette notice, j’ai essentiellement travaillé avec des publications du musée de Dijon et surtout la thèse passionnante de Mme Vera Klewitz M.A, Die Malerin Sophie Rude (1797-1867), Bonn 2015, consultable en ligne (en allemand).

 

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