Si j’avais trouvé un autre autoportrait de Berthe, je n’aurais pas choisi celui-là, parce que sa fille Julie a raconté dans son Journal que sa mère l’avait roulé et rangé au fond d’une armoire. Ce n’est pas l’idée que je me fais d’un « autoportrait de postérité », même s’il a été présenté à la première exposition posthume de Berthe, un an après sa mort. Mais voilà, tous les autres la représentent avec sa fille. Et puis cet autoportrait est fort : Berthe nous regarde avec détermination et elle tient à la main, dans un tourbillon, les attributs de son art, palette et pinceaux !
Lorsque
naît Berthe Morisot, le 14 janvier 1841, son père, Edme Tiburce Morisot, architecte de
formation, est préfet du Cher. Autant dire que son milieu d’origine ne la
prédestine pas particulièrement à tenir les pinceaux ! La famille suit les
affectations du père : Calvados, Ille-et-Vilaine puis Paris où il finit
par être nommé conseiller à la Cour des comptes en 1852.
Berthe a 11 ans, elle effectue sa scolarité, comme ses deux sœurs ainées, au cours Désir et, pour parfaire leur éducation, on leur fait étudier dessin et piano. Seules Edma et Berthe s’intéressent à la peinture et demandent à rejoindre le cours de Joseph Guichard, élève d’Ingres et de Delacroix. Celui-ci prévient leurs parents que leurs filles sont douées et qu’elles ne se satisferont pas d’une pratique en dilettante. Les parents laissent faire, ce qui n’est pas rien.
Berthe et Edma s’inscrivent au Louvre en 1858, en tant qu’élève de Guichard et copient des grands maîtres, Véronèse (1528-1588) et Titien (1485 – 1576).
Grâce à Guichard, Edma et Berthe, qui souhaitent peindre en plein air, rencontrent Camille Corot. Elles travaillent avec lui puis avec son élève et ami, Achille Oudinot. Tous trouvent qu’Edma est la plus douée mais Berthe s’accroche. Elle écrit dans son journal : « Plus on veut, mieux on veut, au moral comme au physique. J’ai toujours eu la sensation du gouffre ; gouffre de l’action, du rêve, des souvenirs, du désir, etc… du beau […] il est grandement temps d’agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c’est-à-dire du travail. »
Huile sur toile, 45 x 23cm
En
1864, Berthe et Edma présentent chacune deux toiles au Salon de Paris, en tant
qu’élèves de Guichard et Oudinot. C’est à nouveau Edma qui est la plus remarquée
par la critique. C’est cette année-là, aussi, que Berthe rencontre la
sculptrice Adèle d’Affry (Marcello, voir sa notice) dont elle deviendra l’amie
et qui exécutera un buste d’elle puis un portrait à l’huile quelques années
plus tard.
La même année, la famille Morisot s’installe au 16 de la rue Franklin, à Passy, en face de leur précédente adresse. Dans cette maison, les Morisot reçoivent, tous les mardis, des artistes comme Corot, Carolus-Duran et Degas mais aussi Jules Ferry puis, plus tard, Emile Zola. Et aussi le peintre belge Alfred Stevens qui fera de Berthe ce portrait qu'il offrira à ensuite à Edouard Manet :
C’est là aussi que leur père fait construire pour ses filles un atelier dans le jardin.
Les Morisot resteront une dizaine d’années à cette adresse et Berthe y peindra plusieurs œuvres, comme Femmes et enfant au balcon (1872) où l’on voit les jardins du Trocadéro, le Champ-de-Mars et le dôme des Invalides. Femme et enfants sont au balcon, loin de la ville qui ne leur est pas accessible sans chaperon.
Il est probable que la jeune femme présentée sur le tableau est Yves, la sœur aînée de Berthe née en 1838, avec sa fille Paule Gobillard, surnommée Bichette. C’est l’époque où Berthe est en relation étroite avec Edouard Manet qui l’influence visiblement.
Berthe et Edma ont rencontré Edouard Manet au Louvre, par l’intermédiaire de leur ami Henri Fantin-Latour (1836-1904). Berthe est impressionnée par le génie de Manet et lui par la personnalité de Berthe, qui accepte de poser pour Le Balcon, qui fut reçu plutôt fraîchement par la critique du Salon de 1869. Les frères Manet sont régulièrement invités aux « mardis » de madame Morisot et Edouard peindra une dizaine de portraits de Berthe au cours des années suivantes, dont le somptueux Portrait au bouquet de violettes.
A propos de ce portrait, Paul Valery écrira : « Je ne mets rien, dans l’œuvre de Manet, au-dessus d’un certain portrait de Berthe Morisot, daté de 1872. Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l’harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces ; par l’opposition du détail futile et éphémère d’une coiffure de jadis avec je ne sais quoi d’assez tragique dans l’expression de la figure. Manet fait résonner son œuvre, compose du mystère à la fermeté de son art. Il combine la ressemblance physique du modèle, l’accord unique qui convient à une personne singulière, et fixe fortement le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot. » (Préface du catalogue de l’exposition marquant les cent ans de la naissance d’Edouard Manet)
En cette année 1869, les sœurs Morisot ne participent pas au Salon qui commence en mai : au mois de mars précédent, Edma a épousé Adolphe Pontillon, lieutenant de vaisseau, stationné à Lorient. La carrière de peintre d’Edma va s’arrêter là. L’été suivant, Berthe va rejoindre sa sœur et peint ce lumineux tableau que Manet qualifiera de chef-d’œuvre.
Elle peint aussi ce portrait de sa sœur qu’elle présentera au Salon de 1870 – où
il fera sensation – avec un autre tableau intitulé La Lecture, que Manet
avait jugé approprié de « réviser » (c’est-à-dire qu’il intervint dessus),
à la grande fureur de Berthe.
Ce portrait où Edma jeune mariée un peu désœuvrée, assise à côté d’une fenêtre qui paraît ouvrir sur un balcon, reste l’œil perdu sur son éventail comme si elle y retrouvait des joies révolues, exprime peut-être ce que ressent sa sœur, après l’avoir vue abandonner sa carrière artistique ?
Puis vient la guerre et le siège de Paris, Berthe se réfugie à nouveau chez sa sœur. A son retour, elle présente seulement un pastel au Salon, son autre toile ayant été refusée. Elle commence à vendre un peu, bien peu, par l’intermédiaire du marchand d’art Durand-Ruel et en ressent une grande frustration.
En
dépit de ses maigres succès et de l’insistance de sa mère qui commence à
trouver qu’il serait séant qu’elle se mariât, Berthe travaille avec passion et peint
cette année-là l’un de ses tableaux les plus célèbres, Le Berceau.
A nouveau, aucune des toiles de Berthe n’est retenue pour le Salon, ni cette année-là, ni la suivante. Tout juste la laisse-t-on montrer des pastels, jugés sans doute plus appropriés à sa féminité.
La mort de son père, en janvier 1874, la persuade qu’elle doit se marier pour ne plus être une charge pour sa famille.
C’est alors qu’elle décide de répondre à la proposition de Degas de participer à la première exposition de la « Société anonyme coopérative des artistes peintres, sculpteurs, graveurs et lithographes » (l’exposition où est présentée Impression, soleil levant) qui se tient dans les anciens ateliers du photographe Nadar. Elle est la seule femme à y figurer cette année-là et, ce faisant, renonce définitivement à exposer au Salon officiel. Elle y présente neuf œuvres, dont La Lecture …
… et Cache-cache, où l'on trouve déjà toutes les
caractéristiques de l’impressionnisme : palette claire, contours fondus et
inscription des personnages dans un paysage lumineux.
L’été
suivant, le frère d’Edouard, Eugène Manet, la courtise. Berthe l’épouse le 22
décembre 1874, en dépit des réticences de son jeune frère, Tiburce, qui lui
conseille de n’épouser personne et d’adopter plutôt « la liberté d’allure
d’une veuve honnête ». Sur l’acte de mariage, les deux époux sont déclarés
« sans profession » mais ils sont à l’abri des soucis matériels. Pour
autant, Berthe ne renonce pas à son art et continuera à signer ses œuvres de
son nom, exemple rare en son temps. Quant à Eugène, il ne manquera jamais de
promouvoir avec ardeur la carrière de sa femme.
En mars de l’année suivante, elle se joint à Renoir, Monet et Sisley qui organisent une vente aux enchères de leurs œuvres à Drouot, soutenue par Durand-Ruel. Berthe y propose 5 toiles, quelques pastels et des aquarelles. C’est une œuvre de Berthe qui atteint le prix le plus élevé. Cependant, la vente est considérée comme un échec collectif, les enchères n’ayant pas été suivies.
Les nouveaux époux partent en voyage de noce en Angleterre. Berthe y peint son premier portrait d’Eugène, prétexte à la représentation du jardin et du port vus à travers la fenêtre et dont elle restitue admirablement la luminosité grise où éclatent quelques points colorés.
En
avril suivant, s’ouvre la deuxième exposition des impressionnistes. Cette fois,
Berthe y présente vingt œuvres, dont Au Bal, pour lequel elle a fait
poser un modèle dans son salon puisqu’elle n’a pas d’atelier.
La façon un peu raide dont la jeune femme tient son éventail est surprenante. J’imagine qu’il s’agit de montrer ce qu’il représente, visiblement une scène galante dans l’esprit du XVIIIe siècle, que Berthe appréciait particulièrement. On croit reconnaître l'éventail ci-dessous qui a fait partie de la collection personnelle de l'artiste.
« L’œuvre
appartient à un groupe de portraits de jeune fille en toilette de bal. […]
L’intérêt de l’artiste se porte sur le rendu de la robe et des accessoires. La
mousseline du corsage, les gants et l’éventail à dominante blanche contrastent
avec la chevelure, le regard et certaines fleurs sombres. Des touches de jaune,
rouge, bleu et vert égayent l’œuvre et complètent sa palette restreinte
caractéristique de l’année 1875. » (Extrait de la notice du musée)
Petite pause pour montrer deux beaux portraits d'Edma de la même époque :
Ce portrait se caractérise par une sincérité non idéalisée qui implique que la peintre connaît très bien le modèle. Cela a conduit penser qu’il pourrait s’agir de sa sœur, Edma.
Berthe réalise ce portrait de sa sœur alors que celle-ci est confinée, attendant son deuxième enfant. Il s’agirait de son deuxième pastel sur environ 200 et montre son degré d’aisance et sa capacité à en varier les effets. Elle l’utilise ici mouillé, en épaisseur pour le visage et à la brosse pour les motifs fleuris du canapé. Le fond est traité en aplats de pigments gris pâle, un procédé qu’affectionne particulièrement Manet. (Extrait de la notice de l'exposition)
Encore
Edma, probablement, cette jeune femme sur une terrasse qui conjugue scène d’intérieur et peinture du paysage. L’arrière-plan, rendu comme à la hâte,
est particulièrement évocateur de la lumière parisienne, changeante et légèrement
brumeuse.
Revenons à l'exposition des impressionnistes. Pour en restituer la réception critique, citons simplement le journaliste Albert Wolff, qui assène, dans Le Figaro du 3 avril, qu’il a vu les travaux de « cinq ou six aliénés, dont une femme » …
Qu’importe. En 1877, à la troisième exposition impressionniste organisée par Gustave Caillebotte, c’est douze œuvres que présente Berthe, dont La Psyché, son tableau le mieux reçu par la critique, Jeune femme à sa toilette et Tête de jeune fille. Aujourd’hui, le livret de cette exposition paraît idéal : entre autres chefs-d’œuvre, Caillebotte présente Paris, par temps de pluie, Degas sa Répétition de ballet, Cézanne une Etude de Paysage, Pissarro ses vues de Pontoise et Monet sa fameuse Arrivée de train gare Saint-Lazare…
*
Je
ne résiste pas au plaisir d’ajouter ici ce tableau exactement contemporain de
Manet dont chacun sait « qu’il n’était pas impressionniste. » (!)
*
Peut-on exprimer plus clairement l’ennui profond que ressent cette jeune-fille, posée sur son canapé, attendant que « cela » se termine d’une façon ou d’une autre ?
La Tête de Jeune fille (Femme à l’éventail) de Berthe est comparée au « ton et l’allure les recherches de M. Stevens », grâce à sa touche « libre et précise ». C’est assez étonnant quand on pense aux œuvres aux contours bien plus précis de Stevens. En fait, Berthe est en train de développer une « esthétique de l’ébauche » qui plait (ou déplait) mais s’impose comme un style qui lui est propre.
On
voit aussi se mettre en place, progressivement, les thèmes récurrents de l’œuvre de Berthe : des personnages - on disait à l’époque des
« figures » - saisis dans la nature ou installés dans un salon et/ou
devant une fenêtre, le plus souvent des femmes dans leur intimité ou en tenue
d’apparat. Une femme de son milieu doit chercher ses modèles dans son entourage familial ou social, ce qui n'empêche pas Berthe, comme les autres impressionnistes, de représenter ponctuellement les femmes qui travaillent autour d'elle, femmes de chambres, lingères, cuisinières, qui sont nombreuses à intervenir dans les foyers de la bourgeoisie aisée.
L’année suivante, Berthe met au monde sa fille unique, Julie, le 14 novembre 1878. Cette année-là, elle n’ira pas à l’exposition impressionniste à laquelle participent pour la première fois deux autres femmes, Marie Bracquemond et Mary Cassatt avec laquelle Berthe a des relations un peu distantes. Cette année-là, aussi, meurt de tuberculose son amie sculptrice, Adèle-Marcello.
Berthe participe aux expositions impressionnistes de 1880 et 1881 qui commencent à attirer un nombre significatif de visiteurs. Elle y montre des aquarelles et des pastels et une quinzaine d’huiles, dont Le lac du bois de Boulogne et Jeune fille en toilette de bal. La critique devient dithyrambique (« Madame Berthe Morisot est Française par la distinction, l’élégance, la gaieté, l’insouciance » et « manie la palette et le pinceau avec une délicatesse vraiment surprenante ») mais reste convaincue du caractère « féminin » de son travail, au grand agacement de Berthe.
Mallarmé admirait ce tableau où la toilette, avec ses touches de blanc et de vert, fait écho aux fleurs placées derrière le modèle et souligne la résonnance entre la figure et le fond. C’est lui qui le fit acquérir par l’Etat, quelques années plus tard, car le tableau avait été retenu avant même l’ouverture de l’exposition.
A l’exposition impressionniste de 1880, figurent Eté et Hiver, représentations de la Parisienne moderne.
Le
critique Paul-Armand Silvestre s'extasie devant l’Hiver : « avec sa
figure, si courageusement moderne, de la Parisienne bravant le froid dans ses
fourrures ».
Les Manet-Morisot achètent un terrain sis 40 rue de Villejust (aujourd’hui rue Paul-Valéry), près du bois de Boulogne, et lancent la construction d’un petit hôtel particulier. Ils passent tous les étés à Bougival, où ils louent une propriété avec un jardin qui inspire à Berthe de nombreuses compositions, où Julie figure très souvent en compagnie de la jeune servante de la famille.
La
septième exposition impressionniste (1882) est un succès, on y compte plus de
300 visiteurs par jour, et Berthe figure aussi dans une exposition londonienne.
Après l’été, pendant lequel Berthe et Mary Cassatt se rendent ponctuellement
visite, les Manet-Morisot restent à Bougival pour l’hiver car leur maison n’est
pas terminée.
Au mois d’avril 1883, Edouard Manet meurt brutalement, des suites de la syphilis.
À l’automne, Durand-Ruel monte une exposition impressionniste à Londres, Paintings, Drawings, and Pastels by Members of La Société des Impressionnistes où Berthe est représentée par trois peintures. Pendant l’hiver, le couple Manet s’installe enfin dans sa nouvelle maison. C’est le salon qui sert d’atelier à Berthe. Depuis l’atelier construit par ses parents, elle n’a jamais eu d’espace personnel pour peindre. On est encore loin d’une « chambre à soi »...
Avec Suzanne Leenhoff, la veuve d’Edouard, la famille Manet prépare son exposition rétrospective qui aura lieu à l’Ecole des Beaux-Arts avec 179 œuvres et un catalogue préfacé par Emile Zola. Le salon de la rue de Villejust devient, tous les jeudis soir, le quartier général de leurs amis, Degas, Mallarmé (qui, très impressionné par la personnalité de Berthe, l’appelle « l’amicale méduse »), Monet, Renoir, mais aussi Puvis de Chavannes, James Abbott McNeill Whistler et Gustave Caillebotte.
L’été
1884 sera la dernière année de Bougival. Berthe y peint cet extraordinaire Jardin,
explosion de couleurs lumineuses où les détails sont à peine esquissés, comme saisis
dans l’instant. Il sera présenté à la huitième et dernière exposition impressionniste
de 1886, avec la Petite servante, Roses trémières et Au bain, toile
largement saluée par la critique mais qui ne sera pas vendue et sera finalement
achetée par Claude Monet.
Devant cette toile, on pense à ce que Mallarmé disait des œuvres de Berthe : « dans un tel milieu de joie,
de fête et en fleur », chaque toile fixe « un suspens de perpétuité
chatoyante. » (« Berthe
Morisot » in Quelques médaillons et portraits en pieds, Divagations,
OC II, p. 151/152)
Pour autant, Berthe est rarement satisfaite de son travail. Elle exprime souvent les doutes que ses recherches lui inspirent : « … j’ai pensé tout le temps à ce qu’Édouard en ferait ; cela naturellement me fait trouver mon essai d’autant plus laid. » (Lettre à Eugène, 1882)
« La femme représentée est certainement un
modèle, sinon professionnel, du moins qui posait de temps à autre contre
rémunération. Elle n'est ni une parente ni une amie et ma mère ne
connaissait pas son nom. » (Denis Rouard, petit-fils de Berthe, 9 octobre
1969)
L’été suivant, les Manet-Morisot partent en villégiature à Jersey. Berthe y peint l’Intérieur de cottage, où l'on voit Julie jouer à la poupée devant une fenêtre donnant sur un jardin, au-dessus d’un petit port. C’est au retour de Jersey qu’Eugène contracte une maladie respiratoire dont il ne se remettra jamais vraiment.
En 1887, Berthe participe à plusieurs expositions, dont celle de La Revue indépendante, où des œuvres de Manet, Pissarro et Georges Seurat figurent aussi, et l'exposition annuelle des XX organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles où elle présente cinq œuvres, dont l’Intérieur de cottage, qui y sera très apprécié.
Mallarmé aurait un jour déclaré à Berthe : « une chose dont je suis heureux, c’est de vivre à la même époque que Monet ». Il tenta de réunir ses amis autour d’un projet d’illustration d’une anthologie intitulée Le Tiroir de Laque, auquel il proposa à Monet mais aussi à Berthe, Renoir, Degas et John Lewis Brown (1829- 1890) de collaborer. Le projet n’aboutit pas et Mallarmé sollicita Berthe pour illustrer un autre de ses poème, « Nénuphar blanc ». Elle réalisa plusieurs pointes sèches (que je ne suis hélas pas parvenue à retrouver…) pour ce projet qui n'aboutit pas non plus et lui laissa de grands regrets car elle avait l'impression qu'il lui aurait permis d'avoir fait « quelque chose pour laquelle on se souviendrait d'elle ».
L'anthologie paraîtra finalement en 1891 sous le titre Pages, avec une eau-forte de Renoir en frontispice.
Berthe travaille aussi beaucoup au pastel qu’elle pratique depuis sa jeunesse, notamment pour portraiturer Julie.
Le travail du visage montre qu’elle maîtrise parfaitement la pratique « classique » du pastel. Le traitement du décors et du vêtement est d’une facture beaucoup plus moderne, comme l'est aussi celle de ce portrait de la cousine d'Edouard et Eugène Manet :
C’est
à cette époque que Berthe se rapproche de Renoir dont elle a visité l’atelier l’année
précédente. Elle lui commande un portrait de Julie avec son chat :
Le nouveau style de Renoir ne convainc pas ses proches et Degas en aurait fait un commentaire assez caustique : « A force de faire des figures rondes, Renoir fait des pots de fleurs ». Mais Berthe est très sensible à cette nouvelle manière qui rejoint ses propres recherches.
Berthe
s’occupe parallèlement de sa nièce, fille de sa sœur aînée, qui souhaite
devenir artiste. Elle l’inscrit au Louvre comme copiste, supervise son travail
et la peint devant son chevalet, dans le salon familial.
Dans un décor resté flou, seul le visage de la jeune fille est vraiment terminé. Le « double bras » figure le mouvement du pinceau entre la toile et la palette…
Berthe expose régulièrement, grâce à Durand-Ruel qui ouvre une succursale de sa galerie à New York où il montre ses œuvres, ainsi qu’à l’exposition impressionniste qu’il organise dans sa galerie parisienne. Il exposera ce portrait de Louise Riesener où apparaît le goût de Berthe pour le XVIIIe siècle, notamment dans la table en marqueterie et la délicieuse petite nature morte qui s'y trouve.
À l’automne, la famille part à Cimiez, près de Nice et y reste jusqu’au printemps 1888. Ils y louent la villa Ratti. C’est peut-être là que Berthe peint cette charmante lectrice. Le travail de la lumière qui devait entrer à flot par la fenêtre ouverte y est particulièrement sensible.
Berthe dessine la végétation
méditerranéenne.
Berthe
a un rapport difficile avec le dessin dont son tout premier professeur l’a un
peu dégoutée. Elle ne pratique que des esquisses rapides. Elle retrouvera le plaisir de dessiner en travaillant avec
Renoir, au début des années 1890.
De retour à Paris, Berthe aide Monet à lancer une souscription pour décider l’Etat à acquérir l’Olympia de Manet, propriété de sa veuve et convoitée par un américain. Ayant réuni 97 % de la somme demandée, Monet offre officiellement le tableau à l’Etat qui le refuse pour le Louvre mais finalement accepte de l’accueillir au musée du Luxembourg…
Il ne semble pas que Berthe et Mary Cassatt aient été très intimes même si cette dernière a visiblement fait quelque effort pour se rapprocher de Berthe. Elle la recommande en 1890 à l’exposition du Woman’s Art Club de New York et les deux peintres iront ensemble découvrir « les merveilleux Japonais » de l’exposition sur la gravure japonaise organisée par l’École des Beaux-Arts de Paris. Sur ce plan, Mary est beaucoup plus expérimentée que Berthe ; elle a déjà exécuté plus d’une centaine de gravures alors que Berthe commence à peine à s'initier à la pointe sèche et à l’eau-forte.
L’année suivante, une nouvelle exposition impressionniste est organisée par Durand-Ruel. Berthe y montre onze œuvres. Berthe et Eugène louent une propriété à Mézy ; Berthe et Renoir travaillent ensemble d’après nature pendant l’été. Il arrivait aussi à Berthe de peindre en compagnie d'Eugène mais probablement pas dans la complicité artistique qu'elle avait connue avec sa sœur. Peindre avec Renoir, qu'elle admirait tout en le considérant comme son égal (ils avaient le même âge), ravivait sans doute le souvenir de cette complicité.
Berthe
commence à Mézy sa série des Cerisiers, pour laquelle elle fait poser
Julie et sa cousine Jeannie Gobillard.
L’œuvre
ne sera jamais exposée au public du vivant de Berthe.
Elle peint cette Bergère couchée la même année :
Au cours d’une randonnée, en octobre, Eugène et Berthe découvrent puis achètent, un château du XVIIe siècle, Le Mesnil, près de Mantes. Eugène meurt le 13 avril suivant, Berthe se retire un mois au Mesnil puis prépare sa première exposition personnelle, déjà organisée par Eugène juste avant son décès.
La
première exposition monographique de Berthe se tient du 25 mai au 2 juin 1892 à
la galerie Boussod, Valadon et Cie, 19 boulevard Montmartre, avec
quarante-trois œuvres. Les ventes sont peu nombreuses.
Avec Julie, Berthe s’installe dans un appartement en location rue Weber et se fait aménager un atelier dans les chambres de bonne. Pendant l’été, elles séjournent avec Mallarmé à Valvins dans une petite auberge en bord de Seine. C’est là que Julie commence à rédiger son Journal (1893-1899). Sa mère continue à la prendre régulièrement comme modèle :
Julie, en robe de deuil, pose dans l’appartement de la rue Weber. Sa chienne lui a été offerte par Mallarmé que Berthe a déjà désigné par testament comme son tuteur légal. L’œuvre tiendra une place centrale dans l’exposition posthume de Berthe et sera achetée par Claude Monet en mémoire de son amie.
L’année suivante, c’est Gustave Caillebotte, peintre, mécène et organisateur des quatre premières expositions impressionnistes, qui disparaît. Il a légué toute sa collection de peinture (qui ne comporte aucun tableau de Berthe) au musée du Luxembourg qui n’en accepte qu’une moitié, soit une trentaine. Lui aussi restera méconnu en France pendant près d’un siècle…
Quelques
temps plus tard, sur l’intervention de Mallarmé, le musée du Luxembourg achète Jeune
femme en toilette de bal, (voir supra) premier tableau de Berthe à figurer dans une
collection publique.
L’été suivant, Berthe et Julie parcourent la Bretagne puis au début de l’année 1895, Berthe participe à l’exposition du Woman’s Art Club de New York. Julie tombe malade, probablement d’une grippe que Berthe contracte en la soignant.
Berthe Morisot meurt le 2 mars 1895, dans l’appartement de la rue Weber.
Degas a photographié la fille de Mallarmé, Geneviève, et « les petites filles Manet » - Julie Manet et ses cousines Paule et Jeannie Gobillard, toutes trois orphelines, que les artistes avaient pris sous leur aile. Assises face à Degas, dont l'appareil se reflète dans le miroir, les jeunes femmes sont jointes l'une à l'autre par la noirceur continue de leurs robes, toile de fond du doux rythme de leurs mains. (Extrait de la notice du musée)
Pendant le reste de l’année, Mallarmé, Renoir, Degas et Monet préparent avec Julie - qui a dix-sept ans et raconte ces préparatifs avec passion dans son Journal - une exposition en mémoire de leur amie. Elle ouvrira le 5 mars 1896 à la galerie Durand-Ruel avec trois cent quatre-vingts œuvres. Le catalogue porte en frontispice le Portrait de Berthe Morisot (1873) par Manet et s'ouvre sur une préface de Mallarmé qui se termine par ces mots :
« Rappeler, indépendamment des sortilèges, la magicienne, tout à l’heure obéit à un souhait, de concordance, qu'elle même choya, d’être perçue par autrui comme elle le pressentit : on peut dire que jamais elle ne manqua d’admiration ni de solitude. Plus, pourquoi – il faut regarder des murs – au sujet de celle dont l’éloge courant veut que son talent dénote la Femme – encore, aussi qu’un Maître : son œuvre, achevé, selon l’estimation de quelques grands originaux qui la comptèrent comme camarade de lutte, vaut, à côté d’aucun, produit par un d’eux et se lie, exquisément, à l’histoire de la peinture, pendant une époque du siècle. »
*
En dépit de l’œuvre considérable qu’elle a laissé – plus de 420 huiles, 181 pastels et 240 aquarelles, Berthe est rapidement classée par les critiques d’art comme un peintre mineur du mouvement impressionniste voire simplement évoquée comme modèle de Manet.
Une première exposition rétrospective est montrée au Mount Holyoke College Art Museum (Massachusetts) en 1987 puis à la National Gallery of Art de Washington. Le musée Marmottan-Monet qui lui rendit son premier hommage parisien en 2012, dix ans après le musée des Beaux-Arts de Lille. Enfin, l’exposition « Berthe Morisot, femme impressionniste », monographie coproduite par le Musée national des Beaux-Arts du Québec, la Fondation Barnes, le Dallas Museum of Art et le musée d’Orsay, a été présentée à Paris en 2019.
La place de Berthe Morisot, cofondatrice de l’impressionnisme, est enfin redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.
*
Je termine avec quelques petites natures mortes. Berthe en composa très peu, ce qui les rend encore plus attachantes !
Et dernier clin d'œil, avant de quitter Berthe…
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