Andrée
Karpelès est née le 18 mars 1885, à Paris. Son père, Jules Karpelès, d’origine
grecque, importait en France de l’indigo qu'il cultivait en Inde. Lors de la naissance
de sa fille, il est domicilié avec son épouse, née Sophie Philippson, avenue du
Trocadéro. (Archives de Paris, acte de naissance, V4E7262, n°311)
Andrée est l’aînée ; deux autres filles naîtront ensuite, Suzanne et Solange.
Selon
les sources, la famille Karpelès aurait vécu à Calcutta ou s’y serait
régulièrement rendue pour les vacances. Quoi qu’il en soit, les deux filles
aînées parlent couramment l’hindi et le bengali, ce qui aura naturellement une
conséquence sur leurs vies d’adultes. Suzanne devenue indianiste, enseignera à
l’École française d’Extrême-Orient en 1922 puis sera conservatrice de la
Bibliothèque royale du Cambodge, à Phnom Penh.
Andrée, après des études secondaires au lycée Molière, se consacre à la peinture qu’elle étudie à l’Académie Julian avec deux peintres de la « Bande noire », Emile-René Ménard et Lucien Simon.
Ce groupe d’artistes postimpressionnistes, auquel appartiennent aussi René-Xavier Prinet (1861-1946) et André Dauchez (1870-1948), se réclame d’un nouveau réalisme, parfois teinté de symbolisme.
Chez René Ménard, la sensibilité symboliste est très présente, notamment dans les décors qu’il a réalisés pour la salle de travail et la bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, en 1905-1906.
Je ne suis pas parvenue à en trouver de photo mais on pourra s’en faire une idée avec ce pastel…
…
et ce projet, publié en 1928 mais qui ne semble pas avoir été réalisé (cliquer
pour agrandir)
Quant
à Lucien Simon, comme la plupart des peintres de la « bande », il a
beaucoup travaillé en Bretagne au début du siècle et plusieurs toiles de sa main en portent témoignage.
Andrée
commence à exposer, dès 1906, au Salon d’Automne où elle montre un Samovar.
J’ai lu qu’elle aurait aussi bénéficié d’une exposition d’une cinquantaine de
toile à la galerie Marcel Bernheim mais je n’en ai pas trouvé trace dans la
presse, ce qui est assez curieux.
L’année suivante, elle est de tous les salons qui comptent : Aux Indépendants, où elle montre six toiles ; à la Société nationale des Beaux-Arts (la « Nationale ») où elle expose une nature morte intitulée Coin de table et au Salon d’Automne, avec un Goûter blanc.
Je ne sais pas si ce Coin de table pourrait être la nature morte dont le musée de Limoges a bien voulu me transmettre la photographie mais comme elle est de la même année, ne boudons pas notre intérêt.
C’est
bien un coin de table, d’une belle harmonie de gris et blanc, avec la cruche
d’argent où une fenêtre se reflète, deux citrons bien jaunes, une cuiller pour
marquer la diagonale, tandis qu’une petite branche d’eucalyptus un peu fripé,
aux capsules d’étamines violettes, rappelle que le temps s’écoule.
Il
ne reste pas de traces des six œuvres qu’elle présente aux Indépendants en
1908. En revanche, le musée d’Arts de Nantes conserve celle qu’elle a montrée à
la « Nationale ». Un titre et une inspiration qui évoquent immédiatement Whistler dont la Symphonie en blanc a fait grande
impression au Salon des Refusés de 1863.
Pour
autant, la jeune femme d’Andrée, avec son sein découvert et son sourire mutin
s’éloigne sensiblement du « modèle », à l’attitude et au décor
intentionnellement neutre. Mais comment Andrée a-t-elle pu le connaître, puisqu’elle
n’était pas née en 1863 ? La réponse est sur le site de la National
Gallery : l’œuvre a été exposée à
l’Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1905.
Symphony in White, No. 1 : The White Girl - 1862
National Gallery of Art, Washington DC
Il n’y a pas que des harmonies de blanc sur la palette d’Andrée : la même année, elle participe à l’Exposition industrielle internationale de Toulouse, avec une huile intitulée Sur la Terrasse, Indes. C’est le premier jalon du regard qu’elle porte sur un pays avec lequel elle entretient une relation affective et soutenue.
A
l’époque, les jeunes artistes convoitaient très ardemment les bourses de
voyage, offertes en récompense aux plus méritants d’entre eux, par le secrétariat
d'Etat aux Beaux-Arts. Pour les moins chanceux, il existait aussi des « prix
de mille », bien utiles pour s’acheter des tubes de peinture.
« Au nombre des heureux bénéficiaires des prix de mille, notons, à la peinture (…) et surtout Mlle Andrée Karpelès dont les qualités délicates d'harmoniste se sont manifestées depuis quelques années par des études de jeunes femmes dans des intérieurs exécutés ravissamment en des tonalités blanches et gris-perle. Mlle Karpelès est une artiste d'avenir, laborieuse et modeste, et son jeune talent est très personnel. » (« De justes récompenses. » Gil Blas, 21 juin 1908, p.1) : appréciation encore discrète !
En 1909 et 1910, Andrée est presque absente des Salons, juste deux Natures mortes aux Indépendants. C'est qu’elle est partie en voyage en Inde, comme en témoignent ce petit pastel…
…
et ces deux paysages :
Puis,
elle fait sa rentrée, remarquée, en juin d’abord :
« Aux galeries Devambez, M. Louis Vauxcelles a réuni un certain nombre de peintures, sculptures et objets d'art, œuvres de femmes, de tempérament et de goût bien différents (…) A signaler encore, de Mlle Andrée Karpelès, des prêtres hindous d'une peinture très serrée » (Le Gay, « Notes d’Art », L’Univers, 27 juin 1910, p.2)
Puis en novembre : « Intéressante exposition, des œuvres de Mme Andrée Karpelès à la galerie des artistes modernes, 19, rue Caumartin. Mme Karpelès applique avec bonheur la technique ganguiniste aux paysages de l'Inde. Elle note avec justesse et peint avec sentiment des scènes somptueuses sur les bords du Gange ou à l'ombre des palais sacrés de Bénarès. Cette peinture documentaire est du plus charmant effet décoratif. » (Edmond Epardaud, « Les Œuvres d’Andrée Karpelès », La Presse, 11 novembre 1910, p.2)
Les commentaires sont parfois contrastés mais fournissent un indice sur les modalités de son voyage : « Mlle Karpelès a bien compris qu'en un temps où les peintres sont innombrables, le moyen le plus sûr de se sortir du rang est d'aller très loin, par exemple visiter les Indes et le Cachemire. On a plus de chances d'y être original qu'à Joinville-le-Pont. S'il est dit qu'un jour viendra, où, lassés des tableautins, nous demanderons aux artistes d'orner nos maisons avec de belles compositions décoratives, l'heure, peut-être, est venue de parcourir le monde pour y glaner les éléments qui serviront de thèmes neufs aux illustrateurs de murailles. Je vois bien, ordonnées en longue théorie, les femmes portant des offrandes au temple que Mlle Karpelès observa Bénarès. Gestes, attitudes, plissés, tonalités, s'y prêtent une possible stylisation que vraisemblablement la jeune artiste n'a pas prévue, mais qu'elle a d'instinct confusément pressentie en groupant ses figures. (…) Tout cela certes mérite éloge, mais mon rôle est de voir déjà plus loin je maintiens donc qu'après avoir, dix-huit mois durant, suivi en "maison flottante" le cours des rivières de là-bas, Mlle Andrée Karpelès, instruite par un noble ciel et de magnifiques horizons, revient plus décorateur encore que peintre. La prophétie, devant son œuvre, parait osée. Pourtant, l'expérience la confirmera assez vite, si l'artiste veut bien essayer. » (Pascal Forthuny, « Exposition de Mlle Andrée Karpelès », Le Matin, 5 novembre 1910, p.4)
Elle
a donc, « dix-huit mois durant, suivi en "maison flottante" le cours des
rivières de là-bas ». C’est peut-être à cette occasion qu’elle a peint ce
tableau :
L’exposition
s’intitule « Inde et Cachemire, tableaux et études » et comporte une centaine de toiles, dont un article dévoile certains titres :
« Dieypour la ville rose, La fête du printemps au bord du Gange,
sont d’étincelants panoramas qui, transposés à une plus vaste échelle, constitueraient de somptueux ensembles décoratifs.
Quelques toiles de dimensions plus imposantes attestent une imagination et science
capables d'aborder avec bonheur de grands sujets. Celui qui craint Allah
est un ingénieux commentaire d’un verset du Coran, qui promet aux justes les
chastes délices du Paradis de Mahomet. Mais entre toutes Profullia [Fleur de
joie] dans la danse de la flûte synthétise les mérites divers de l’artiste
; c’est une œuvre complète que ne refuserait pas de signer un de nos plus illustres
maîtres de l’exotisme contemporain.
Français
sédentaires et amateurs blasés par les truculences, les parti-pris tapageurs
des écoles, nous devons être reconnaissants à Mlle Karpelès de nous avoir
présenté d’une manière si sincère des visions pleines de charme des pays
chantés par Leconte de Lisle. » (Dieudonné, « Exposition Andrée
Karpelès », Journal de la Manche et de la Basse-Normandie, 23
novembre 1910, p.1)
Ne connaissant rien de l’Inde, je me suis promenée sur le Net, autour de ce temple de Mahabodhi. Si les tenues des fidèles ont changé, la lumière et les arbres semblent être restés tels qu’Andrée les a saisis.
Une partie de ses peintures indiennes figure aux Salons des Indépendants de 1911 : Femmes allant puiser de l’eau à Oudeïpour, Sur le lac Dal et La vallée des myosotis, au Cachemire. Tandis que Zénana, palais des reines, présenté à la « Nationale » avec deux autres toiles indiennes, est brièvement évoquée par La Vie artistique (1er avril 1911, p.53).
Mais la seule mention vraiment favorable s’adresse à l’unique toile d’inspiration plus « occidentale » : « Je n'aurai garde d'oublier la charmante figure de jeune fille nue, à qui une [femme noire] offre des fruits, œuvre de belle tenue et d'un modelé très doux, intitulé Femmes, qu'expose Mlle Andrée Karpelès. (Jean Claude, « Le Salon des Indépendants », Le Petit Parisien, 24 avril 1911, p.5) Cette œuvre sera acquise par l’Etat à l’occasion du salon.
Cette
année-là, elle participe aussi à l’exposition des Peintres orientalistes au
Grand Palais, où elle montre Souvenirs de Bénarès, qui lui vaut une
appréciation positive d’Edouard Sarradin dans le Journal des débats
politiques et littéraires (20 février 1911, p.3)
Les toiles qu’elle présente aux Indépendants de 1912 ne sont plus indiennes, même si Le turban vert pourrait évoquer le monde musulman. La Mort d’Albine fait sans doute référence à l’un des romans des Rougon-Macquart, La faute de l’abbé Mouret, et Souvenir de Hollande laisse supposer un voyage, ce qui semble avoir été une des occupations favorites d’Andrée. Le journal humoristique L'Éclat de rire signale « les nudités sévères d’Andrée Karpelès ».
A
la Société nationale des Beaux-Arts, dont elle devient associée cette année-là, elle montre une Fillette Hollandaise et un Intérieur
de ferme en Zélande (confirmation du voyage) et un Bébé indou au
pastel. Une seule toile est encore connue : Le Tub. Je pensais bien
qu'elle devait se trouver quelque part dans les collections nationales puisque j’en
ai trouvé une photo en noir et blanc sur le site de la Réunion des Musée
Nationaux (RMN). Et, finalement, oui : elle est au musée de Cambray.
L’Inde
est présente mais traitée de façon anecdotique, par la jeune femme qui sert des
boissons aux quatre belles qui partagent leur bain…
La même année, au Salon d’Automne, les deux toiles exposées sont probablement hollandaises, Le canal par temps gris et Le Bassin.
En
1913, Andrée retourne en Inde.
A
Calcutta, elle fait une rencontre qui va bouleverser sa carrière : Abanindranath
Tagore (1871-1951), neveu du poète Rabindranath Tagore (1861-1941), est un peintre qui a
été formé à l’École d'art de Calcutta, mise en place par l’administration
coloniale anglaise, où il a pratiqué l’étude des miniatures indiennes. Quelques
années plus tôt, il a fondé avec son frère l’Indian Society of Oriental Art qui
conjugue enseignement, préservation du patrimoine artistique et promotion des
artistes indous, grâce à des expositions.
Dans le contexte de lutte pour l’Indépendance, son souhait de revivifier les
traditions artistiques indiennes est aussi une façon de renouer avec les
valeurs spirituelles de l’indouisme. Andrée est accueillie à Thakurbari, la
demeure familiale des Tagore qui dispense aussi des enseignements de peinture.
Bien plus tard, elle racontera cette rencontre : « Accroupi sur un fauteuil bas, Abanindra peint ; il trempe son fin pinceau japonais dans un ancien bol d'argent bruni ; un lotus rose parfait flotte sur l'eau, beau et pur comme les lignes et les couleurs qui coulent du pinceau de l'artiste. En phrases courtes, pleines de sens, il résume ses idées sur l'Art ; Son enseignement est riche et profond ; l'auditrice estime qu'aucune des paroles d'Abanindra ne doit être perdue. Il lui tend une petite feuille de papier, où il a écrit à la hâte quelques phrases :
"Le lotus de l'esprit (Manasa Padma) est en fleur parce que l'esprit se repose sur cela… une œuvre d'art est porteuse de ce parfum du lotus caché, de l'épanouissement invisible de l'esprit. Plus la vue est vive, plus la main est sûre ; plus l'arc est tendu, plus la flèche vole vite. Les lignes coulent sans contrôle d'un bon pinceau, de sorte que le parfum de l'esprit sort ininterrompu du bout des doigts, rapide et habile." » (Andrée Karpelès, « Abanindranath Tagore », The Aryan Path, vol. XXIII, n° 3, mars 1952, p.120 en anglais, traduction personnelle)
Depuis
Calcutta, Andrée adresse un projet d’article à la revue Art et Décoration
qui le publie. En voici quelques extraits :
« L'art
indien qui était tombé en décadence depuis la domination anglaise, commence
enfin à se dégager des influences qui l'avaient fait tomber assez bas pour
faire dire à Maurice Maindron (à la fin de son livre sur l’Art indien) qu'il ne
se relèverait plus jamais. La sixième exposition de la "Société Indienne d'art
Oriental" (lndian Society of Oriental art) qui vient d'ouvrir à Calcutta donne
heureusement tort à cette prédiction trop pessimiste et laisse prévoir une véritable "Renaissance Indienne".
Les
artistes qui sont à la tête de ce mouvement, tous ennemis de la théorie de
l'art pour l'art, cultivent les qualités idéalistes qui caractérisent l'esprit
hindou. Ce renouveau dans l'art est donc intimement lié à la vie intellectuelle
du pays, et coïncide avec les aspirations actuelles du peuple, avec le
mouvement patriotique et nationaliste. On ne peut considérer qu'avec sympathie l'effort
accompli par ces jeunes artistes pour se dégager de l'influence anglaise qui avait
donné naissance à des productions hybrides et frelatées, sortant des Schools of Art, où l'on imposait aux étudiants des poncifs européens de troisième ordre.
Le président de la Société, le Maître vénéré autour duquel se groupent les disciples, c'est Abanindra Nath Tagore. (…) quelqu'un qui viendrait chercher à cette exposition une vision éblouissante de soleil en sortirait désappointé. Ce qui est représenté ici, ce n'est pas l'Inde extérieure que voient les voyageurs, l'Inde rutilante qu'essayent de rendre les peintres orientalistes, c'est une sur-Inde intime et triste, symboliste et spiritualiste, religieuse et idéale, exprimée par des lignes dont le rythme et l'arabesque concourent au maximum d'expression, par des harmonies de tons qui visent au maximum d'émotion. (…) Gorgonendra Nath Tagore, le frère du Président, moins connu en Europe, est cependant un tout aussi grand artiste. [suit une liste de jeunes artistes]. Les œuvres de ces jeunes artistes se ressentent parfois encore d'une légère empreinte anglaise qui se traduit par une certaine sentimentalité à la Dante-Gabriel Rossetti, mais le maître, en leur faisant copier des peintures anciennes leur inculque l'amour du style, et la sûreté de dessin qui caractérisaient ces œuvres. Ces disciples, tous très jeunes, donnent de grands espoirs pour l'avenir de l'art hindou et l'influence de la Société qui fait connaître leurs œuvres au public. (…)
Au
réel intérêt artistique s'ajouterait celui de faire connaître en France des
artistes qui admirent l'art Français, qui parlent avec enthousiasme de Puvis,
de Rodin, de Besnard, de Gauguin, auxquels même les noms de Steinlen, de Maufra
sont familiers. Leurs efforts pour se dégager de l'empreinte étrangère et des
poncifs des Schools of art, rappellent trop, (avec tout ce que la
situation de l'Inde y ajoute de poignant), les luttes de nos premiers impressionnistes contre l'influence italienne, contre un art officiel
et imposé, pour que nous ne les sentions plus proches de nous qu'il n'y
paraîtrait tout d'abord. Enfin, leurs aspirations idéalistes, leur simplicité
de moyens, ont une parenté marquée avec les tendances nouvelles de l'art en
France. » (Andrée Karpelès, « Une renaissance de l'art hindou »,
Art et Décoration, supplément de mai 1913, p. 3-5)
Dès
son retour, revoilà Andrée aux salons : trois toiles indiennes aux
Indépendants et, à la Nationale, des portraits dont « un Portrait
de jeune homme d'une simplicité voulue, très réussi » selon Libre Parole
(13 avril 1913, p.2) et une Femme au paon « d'une
intéressante qualité décorative » pour Camille Le Senne dans Le
Ménestrel du 26 avril 1913 (p.131)
Andrée
ne paraît pas au Salon d’Automne mais, au mois de février suivant, elle participe
à nouveau à l’exposition des peintres orientalistes, où l’Etat acquiert sa Danse
guerrière.
A
propos de guerriers, je place ici une autre toile, trouvée sur le Net au moment
d’une exposition récente où Andrée figurait et sur laquelle je reviendrai.
Une
partie de l’exposition des peintres orientalistes est réservée à « l’Ecole de Calcutta », Abanindra
et son frère Gogonendra Tagore, ainsi que plusieurs de leurs
« disciples » sont présents avec de nombreuses œuvres. Il est assez
probable qu’Andrée ait participé au choix des participants.
Le même mois, Andrée est citée à propos de l’exposition « Quelques », aux galeries Lévesque et Cie. « Elles sont vingt et une femmes peintres et sculpteurs, qui se sont groupées sous ce nom un tantinet prétentieux pour nous présenter des œuvres un peu moins banales, un peu plus originales que l'on en voit d'ordinaire dans les grandes exhibitions d'art féminin. Ces œuvres méritent l'attention. Plusieurs renferment des qualités de sincérité, de vision et même de sentiment. » (La Renaissance, 28 février 1914, p.26)
A la Nationale, elle expose quatre huiles dont deux sont toujours connues : Maître et disciple, acquise par l’Etat et L’Ascète qui se trouve aujourd’hui au musée Guimet.
Il y a un mignon perroquet, posé près du disciple.
Je
l’ai retrouvé plusieurs fois dans des œuvres d'Andrée, comme
ici :
L’Ascète
constitue une autre expression de l’intérêt d’Andrée pour toutes les manifestations de la spiritualité indoue.
Andrée
disparaît des gazettes pendant la Grande Guerre, sauf en 1917 quand elle
illustre un ouvrage de Marie Dugard, Ames françaises, Pages vécues. « Ce
bel Album, édité sur papier de choix, est orné de jolies illustrations d'une
jeune artiste de talent, Mlle Andrée Karpelès. Nous le signalons avec
empressement. Il apporte un véritable réconfort, et on le lira avec plaisir en
famille. Il survivra, sans nul doute, à bien des publications de guerre, et
sera un durable bouquet de nobles fleurs françaises. » (Paul Fargues, Revue
chrétienne, 1er juillet 1917, p.379)
En 1919, elle revient à la galerie Marcel Bernheim, avec un groupe de peintres dénommé « l’Essor », sans grand écho dans la presse. Et les Salons reprennent en 1920.
Aux Indépendants, elle expose six toiles, dont Le matin.
… et diverses toiles indiennes que j’illustre avec cet Attelage colonial dont on ne connaît pas la date exacte.
A la Nationale, ses « excellents portraits » sont remarqués par Comœdia (14 avril 1920, p.1) et Maurice Hamel cite « Mlle Karpelès, poète délicat de l’Offrande » dans Les Arts : revue mensuelle des musées (janvier 1920, p.10) qui reproduit ce panneau décoratif.
Au
Salon d’Automne, elle expose un portrait de Tagore, qui figurait déjà aux
peintres orientalistes de 1913, ce qui laisse supposer qu’elle l’a rencontré lors de
son voyage de cette année-là.
Tout
le monde n’est pas conquis : « Andrée Karpelès a eu la bonne
fortune de portraiturer Rabindranath Tagore, le mélancolique poète du Jardinier
d'Amour. Elle n'a malheureusement pas eu celle de signer un chef-d’œuvre. »
(Léon Plée, « Le Salon d’Automne », Les Annales politiques et
littéraires, 24 octobre 1920, p.333)
Louis
Vauxcelles la cite à l’occasion du Salon des Indépendants de 1921, où elle a
présenté quatre toiles dont Le Ruban jaune, acquis par l’Etat.
« Mentionnons
tout spécialement les envois d’Andrée Karpelès, c'est toute la délicieuse
intimité de Chardin que l'auteur a traduite en peinture moderne, ses intérieurs
sont d'un goût parfait et d'une tonalité exquise. » (G. de Pawlowski,
« 32e Salon des Indépendants », Le Journal, 22
janvier 1921, p.2)
Sa nouvelle exposition d’une cinquantaine d’œuvres chez Bernheim, en février 1921, est commentée par plusieurs journaux. « Double exposition chez Marcel Bernheim : André Wilder et Andrée Karpelès. Mlle Andrée Karpelès nous promène d’Auteuil à Bénarès, en passant par la Bretagne. Son art atteint fréquemment au style et ne connaît jamais la médiocrité. » (L’Imagier, « Quelques expositions particulières », L’Œuvre, 28 février 1921, p.3)
Et
André Salmon lui consacre un long article.
« Mlle Andrée Karpelès présente en ce moment quelques-unes de ces œuvres les plus récentes. Cette artiste distinguée, sensible, n'est certes pas du nombre des peintres qui abusent de la facilité d'exposer donnée aux modernes ! On regrette même sa discrétion. (…) Elle renouvela l'orientalisme quand les orientalistes nous en avaient lassés, à ne rechercher au pays du soleil qu'un pittoresque de bazar dans de faciles oppositions de lumière. Mlle Karpelès, visitant les Indes, les admirant d'un regard tout neuf, recherchait dans les paysages et les modèles surgis de toutes parts comme les thèmes ingénus d'une éternelle jeunesse du monde. Elle les traduisit avec un rare bonheur de sensibilité et son dessin, par ces exemples, acquit très vite cette fermeté que donne l'étude, aujourd'hui trop dédaignée, de l'antique, mais enrichi de cette audace d'expression que permet seul l'amour de la vie profonde du jour même, du jour qu'on vit intensément.
J'ai
souvent cité ici le nom de Mlle Karpelès et, tout récemment, lorsque j'évoquais
la petite phalange de ces peintres coloniaux dont l'art, mieux mis en valeur,
serait un si efficace moyen de propagande. Entre tous ces peintres, Mlle Andrée
Karpelès est, je pense, le plus certain poète. Elle nous en convainc mieux
encore par ses illustrations qui sont de subtiles interprétations de quelques
poèmes sacrés de l'Inde, mère des religions. Moderne par l'attitude que j'ai
tenté d'indiquer, Mlle Karpelès n'est pas dangereusement obsédée du souci
d'innover à tout prix elle se renouvelle en demeurant elle-même,
traditionnaliste mais soumise au rythme de la vie. (André Salmon, « Les
Arts », L'Europe nouvelle, 5 mars 1921, p.314)
Plusieurs
articles citent des œuvres précises : « à Bénodet : Le
village, Un bouquet d'arbres, à Saint-Marine : Le village, Les
filets, L'Odet, à Kandy : Intérieur de temple, Les fleurs sacrées,
Le vieux musicien et Le monastère d'Anuradhapura. »
(E.H., « Exposition Andrée Karpelès », La
Revue des beaux-arts, mars 1921, p.9)
« Mlle
Andrée Karpelès, une des rares femmes orientalistes de l’Ecole française. Ses
tableaux, rapportés des Indes, quoique étant de petites dimensions, sont des
visions très complètes et des représentations fidèles des spectacles magnifiques
que ces pays offrent aux yeux des voyageurs, La Baie des Cocotiers à
Colombo, Le Gange à Bénarès, Les Voiles Rouges séduiront par leurs chaudes
harmonies. » (« Mlle Andrée Karpelès », The New York
Herald, 23 février 1921, p.3)
Andrée est
aussi présente à la Nationale, puisque La Dépêche du Berry,
du 20 avril 1921, y a remarqué « la ravissante Suzanne, de Mlle Andrée
Karpelès ». Et ses portraits de
personnalités indiennes sont parfois repris dans la presse :
Et
surtout, Andrée commence à être régulièrement citée au titre de ses
illustrations d’ouvrages, notamment Contes et légendes du Bouddhisme chinois
d’Edouard Chavannes qu’elle illustre de bois gravés :
Aux
Indépendants de 1922, figure Le Miroir, en compagnie de deux autres
toiles…
… et à « Exposition toulousaine des artistes latins », elle montre à nouveau Le Tub et aussi La jeune fille au chat.
Au
Salon d’Automne, dont elle est à présent sociétaire, elle n’expose d’un
portrait mais elle est citée plusieurs fois dans la catégorie « Sélection du
livre » du salon, avec l’éditeur Bossard et sa collection « les
classiques de l’Orient ».
Le premier s’intitule Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine, un texte rédigé en 851, qu’Andrée a illustré de très nombreux bois gravés, dont voici deux exemples.
Et
elle a assuré la traduction de plusieurs autres : Les mains dans les
fresques d'Ajanta de Samarendranath Gupta, et deux textes d’Abanindranath
Tagore, L’Alpona et Sadanga
ou les Six Canons de la peinture hindoue.
« Sadanga,
ou les Six canons de la peinture indienne, a répandu à l'étranger la
compréhension de l'art indien. Abanindra dit à la fin de son livre : "En
mêlant les couleurs de notre âme avec le noir de notre encre, nous pouvons
obtenir l'échelle de toutes les teintes… Ce n'est pas notre œil, mais notre
esprit qui mélange les couleurs." » (Andrée Karpelès, « Abanindranath
Tagore », The Aryan Path, vol. XXIII, n° 3, mars 1952, p.122)
En 1920, Andrée et sa sœur Suzanne avaient rejoint l’Association française des Amis de l’Orient (AFAO) qui participe à l’accueil à Paris de Rabindranath Tagore, lequel vient chercher des soutiens financiers pour son université de Santiniketan. En 1922, Andrée va rejoindre le poète à Santiniketan et enseigne à Kala Bhavan, l’école d’art associée à l’université de Tagore. Elle en profite pour portraiturer les membres de la famille, comme ce musicien, décrit ainsi : « Dinendranath assis sur un canapé tandis que son cerf de compagnie jette un coup d'œil à l'intérieur. » Un portrait qu’elle a peint et laissé sur place et qui s’y trouve probablement encore aujourd’hui.
Andrée envisage alors de s’établir en Inde.
Mais, dans le bateau du retour, elle rencontre Carl Adalrik Högman, un éditeur suédois qu’elle épouse le 3 octobre 1923 (selon la mention portée sur son acte de naissance précité) et non en 1932, comme je l’ai lu presque partout. Cette date me paraît exacte pour une raison simple : c’est un portrait de Carl Högman qu’elle expose aux Indépendants de 1923, ce dont la presse porte témoignage :
« Le kimono du portrait de Mme Karpelès est traversé de rayures vert-pâle charmantes mais bien sages. » (« La mode aux indépendants », Monsieur : revue des élégances, …, janvier 1923, p.309) et je ne peux m’empêcher de penser que, surtout à l’époque, on ne peint pas un monsieur en kimono si on ne partage pas avec lui une certaine intimité…
Les
deux autres œuvres présentées sont un Nu et une Nature morte,
jugée « très solide » par Gustave Kahn (« Les Indépendants »,
Le Rappel, 9 février 1923, p.3).
Quant à son Nu, exposé à la Nationale, il a l’honneur d’une publication dans le catalogue illustré.
Il
a changé de titre aujourd’hui et se trouve, lui aussi, à Cambray.
Enfin,
au Salon d’Automne, ce sont deux Paysages du Bengale qu’expose Andrée et,
plus précisément, de Santiniketan, des paysages à nouveau salués par Gustave
Khan, dans La Lanterne du 1er novembre 1923.
Je les « illustre » avec trois paysages et une petite scène de village, peints par Andrée et représentant la campagne autour de Santiniketan, que sa fille aurait peut-être offerts à l'université après le décès d'Andrée (mais ce n'est pas très clair).
Cette
petite pochade représente différents personnages en train de puiser de l’eau
dans un puit.
L’affection
réciproque d’Andrée et des membres de la famille Tagore s’exprime dans une
lettre que lui envoie Rabindranath Tagore, le 14 mai 1935 : « …
bien que j'aie un grand amour pour votre grand scandinave, je ne peux pas lui
pardonner de vous avoir enlevé à notre voisinage. Au fur et à mesure que mon
âge avance, le désir en moi s'intensifie d’un contact proche avec les individus
sur l’amour desquels je peux absolument compter. Le temps a été assez long dans
mon cas pour que le processus d'élimination ait atteint sa finalité et que les
quelques amis qui restent, comme les meilleurs cadeaux de la vie, deviennent
immensément précieux. » (Source : Andrée Karpelès and Santiniketan:
Letters from Flora Hogman, traduction personnelle)
A
Paris, la vie continue avec son bal incessant de publications et salons divers.
Elle a ainsi assuré la traduction de Sous les manguiers, (légendes du Bengale) de Tapanmohan M. Chatterji, qu'elle a illustré de dessins d'après des miniatures anciennes. Deux d’entre eux sont reproduits dans L’Humanité du 30 décembre 1923, p.4.
Le Populaire
du 1er janvier 1924 (p.4) publie une annonce pour « Un Doigt
de la Lune, conte d'amour indou, mis en anglais d'après un manuscrit
sanscrit par F.-W. Bain, traduit de l'anglais par Suzanne Karpelès et orné de
frises et culs-de-lampe d’Andrée. »
En 1924 et 1925, elle participe aux Indépendants avec des toiles peintes en Inde et expose à nouveau avec la Société des Peintres Orientalistes Français, à la Galerie Georges Petit.
Andrée
participe aussi à l’Exposition internationale des arts décoratifs et
industriels modernes de Paris en 1925. Je n’ai pas trouvé ce qu’elle y a montré mais il est certain, en revanche, qu’elle y a reçu une médaille de bronze. (Liste
des récompenses, p.104)
En 1926, l’adresse qui apparaît sur le catalogue des Indépendants comporte la mention « Chitra », 20 rue Mahias à Boulogne-sur-Seine. Chitra, c’est le nom de la maison d’édition qu’Andrée et son mari créent alors qu’ils sont encore en région parisienne. Mais, pour l’heure, Andrée continue sa collaboration avec les éditions Bossard.
« Les
larmes du Cobra, Le cobra était préposé à la garde d’un trésor caché au
fond d’une caverne. Il fallait, pour s’en rendre maître, offrir en ce lieu le sacrifice de
quatre-vingt-dix-neuf êtres vivants. Le sol était rouge du sang versé, mais vainement
: nul n’atteignait le chiffre prescrit avant d'être massacré à son tour. (…)
Mademoiselle Enid Karounaratné est une jeune institutrice cinghalaise qui,
chaque jour, se rend de Colombo dans un village des environs, pour apprendre à
lire aux enfants bronzés. Elle les a interrogés, ainsi que leurs parents et
leurs grands-parents. Des légendes qu’elle a ainsi apprises, elle a fait un
petit livre dont Mme Andrée Karpelès nous donne une délicate
traduction française. Je viens de résumer la première, qui donne son titre au recueil. » (Louis Laloy, L'Ère nouvelle, 10 mars 1926, p.3)
Extrait des Larmes du Cobra
Mais cette année-là, on entend surtout parler d’un autre ouvrage, édité chez Bossard : « Ghazels, traduits du Persan par Marguerite Ferté, et ornés par Andrée Karpelès. Ce petit volume est une chose parfaitement harmonieuse. Ces Ghazels ont une grâce tendre, spirituelle, exquise dans leur passion mélancolique. Il leur fallait une présentation discrète, enveloppante, de pur style persan. Les dessins d’Andrée Karpelès ont réussi à ajouter au charme du texte le charme d’un accompagnement véritablement musical. Ce petit livre est un enchantement typographique. » (« Conseil de lecture », Alger-mondain : revue de la quinzaine : arts, littérature, théâtre, sports et tourisme, 18 décembre 1926, p.16)
« En
arabe ghazel veut dire « propos de galanterie, poésie érotique », mais dans la rhétorique
persane le terme a un sens plus étroit : un ghazel sert d'habitude à exprimer
l'amour mystique, et il est toujours assujetti à certaines exigences de forme. D'abord
le poète est tenu de faire résonner la même rime à travers toute la pièce. Cette règle, quelque importune qu'elle nous paraisse, n'embarrasse aucunement les
versificateurs orientaux et la constance de la syllabe chantante revenant à la
fin de chaque vers fait les délices des aficionados. Une autre loi
imprescriptible veut que le poète mentionne à la fin son "nom de plume" comme
une sorte de garantie d'origine. (…) L'ornementation de ce petit recueil est parfaitement
réussie ; les vignettes de Mme Andrée Karpelès, couvrant toute la marge,
et exactement équilibrées avec le texte, témoignent d'une étude approfondie des chefs-d'œuvre de la miniature persane et démontrent qu'on peut faire un
livre admirable avec des procédés très simples : il n'y faut que du goût et de
la hardiesse. C'est assurément un des plus jolis livre de l'année ; je dirai
même, de beaucoup, le plus joli des livres à bon marché. » (V. Minorsky, Revue
des Arts asiatiques, 1er mars 1926, p.107)
« Ghazels :
Un bijou de bibliophiles » (Les Tablettes d'Avignon et de Provence,
7 janvier 1927, p.5)
Et puis, il y a les Indépendants où Andrée expose six toiles anciennes. L’une d’entre elles, datée de 1912 dans le catalogue, s’intitule Femme au chat…
… et une autre, datée de 1920, Femme au perroquet. En voici une qui n’est peut-être pas la bonne. Mais je remarque qu’on y voit le même petit perroquet vert et rouge qui figurait déjà dans Maître et disciple, Bénarès…
En 1927, Andrée participe au Salon du Franc (pour soutenir la monnaie nationale) avec une huile intitulée Marin qui sera acquise par l’Etat (et se trouve aujourd’hui à la Maison franco-japonaise de Tokyo).
Une autre publication fait couler beaucoup d’encre :
« Cet
ouvrage est non seulement nouveau mais unique ; sous une forme extrêmement
simple, il résout un des problèmes les plus complexes de l'éducation des tout
petits. Pour la première fois, en
effet, dans un livre d'enfant, les auteurs substituent aux contes du passé sur
le chou et la cigogne, l'histoire beaucoup plus merveilleuse du petit créé par
la mère, uni à elle par des liens de reconnaissance et d'affection antérieurs à
sa vie même. Les fraîches aquarelles d'Andrée Karpelès complètent
heureusement le texte et donnent à l'album une valeur artistique. » (L'Hygiène
par l'exemple, 1er mars 1927, p.100)
Dans l’illustration qui suit, c’est moi qui ai remplacé l’image de la chatte en n&b par la même, en couleur, trouvée sur un autre site.
« D'une
façon digne et élevée, avec une pureté qui n'exclut pas une certaine audace,
Madame le Dr Montreuil-Strauss a, dans « Maman, dis-moi... », cherché à donner
aux mères de famille le moyen de répondre comme il convient à la curiosité de leurs
enfants. Son album constitue un essai louable de substituer au conte du passé
sur le chou et la cigogne, l'histoire vraie et beaucoup plus merveilleuse du
petit être créé par la mère. Nous donnons ici la reproduction de deux des aquarelles qui illustrent l'album,
accompagnés du texte qui leur fait vis-à-vis. » (Vers la santé / Ligue
des Sociétés de la Croix-Rouge, 1er mai 1927, p.183)
Ne croyez pas que ce fut si simple. Des années plus tard, les bibliothèques municipales ne plaçaient toujours pas le volume en accès direct, pour ne pas scandaliser les familles…
Les
Indépendants de 1928 nous apprennent qu’Andrée a probablement décidé d’aller
découvrir le pays de son mari. Elle y expose de nombreuses toiles de Suède et
de Laponie. Sur ce thème, ma moisson est un peu mince…
C’est
aussi cette année-là que paraît le premier volume de la collection Feuilles
de l’Inde des éditions Chitra, dont Andrée réalise les illustrations. Il
s’intitule L'Inde et son âme : écrits des grands penseurs de l'Inde
contemporaine et constitue le premier jalon de la démarche du couple :
donner la parole aux penseurs de l’Inde contemporaine et soutenir leur combat
émancipateur. On y trouve des textes de Rabindranath Tagore…
…
d’Abanindranath Tagore…
… et des textes sur les arts et la littérature indous.
« Claude-Fayard
vous parlera prochainement ici de l'Inde et son âme. Le premier cahier - un
gros volume de très parfaite présentation - vient de paraître ; il s'agit
d'un choix d'écrits des grands penseurs de l'Inde contemporaine. Cet ouvrage
est rehaussé de quarante compositions décoratives de Mme Andrée Karpelès.
Il fait partie des publications Chitra. Je tiens à signaler cet effort qui fait
honneur, à l'édition française. » (La Semaine à Paris, 10 août
1928, p.31)
A
partir de 1929, Andrée ne paraît plus aux Indépendants et il devient manifeste
que la peinture n’est plus centrale dans son existence, même si elle participe
ponctuellement au Salon d’Automne, souvent avec des paysages, qu’elle signe parfois,
comme celui-ci, Karpelès Högman.
Elle
s’investit de plus en plus dans le soutien à l’indépendance indienne :
« Dans La Paix par le droit (septembre 1930), on lit avec un vif intérêt, de Mme Andrée Karpelès-Hogman, une "Lettre sur l’Inde", où elle signale un certain nombre de travaux récents relatifs au soulèvement actuel des Hindous contre le gouvernement britannique, « cette machine inhumaine, ses fautes, ses injustices et ses cruautés » (« Histoire de la Grande Bretagne », Revue historique, 1er septembre 1930, p.393)
La
fin de la lettre est reproduite dans la Revue spirite : journal d'études
psychologiques, du 1er novembre 1930 (p.517) :
« Aujourd’hui, l’Inde est prête à donner au monde une leçon encore plus
grande : le triomphe de la force morale sur la force armée. L’Europe la
laissera-t-elle donner cette leçon ? (…) Une femme travaille
actuellement en silence, aux Indes (…) c’est Mira Baï (en Angleterre Miss
Madeline Slade), fille de l’amiral qui commandait la flotte en guerre anglaise.
Elle veille sur l’ermitage de Gandhi, en l’absence du Mahatma. Dans un des
derniers numéros de la Modern Review, de Calcutta, l’on peut voir une
petite photographie d’elle, drapée dans son simple sari blanc, et le visage
illuminé par un sourire de Sainte de vitrail… Parmi les rocher arides de
Saint-Guénolé se dresse le grand phare d’Eckmül, élevé par la fille du Général
Davout, afin que sa lumière puisse sauver les marins en péril pour compenser un
peu toutes les vies détruites par son père, pendant les guerres
napoléoniennes. »
Andrée
et son mari quittent Paris vers 1933, date à laquelle les publications de
Chitra changent d’adresse : Mouans-Sartoux, une petite ville entre Cannes
et Grasse où ils s’installent au mas Dalkôta, selon les catalogues.
C’est là qu’ils éditent la troisième « Feuilles d’Inde » : Poupée de Fromage d’Abanindranath Tagore.
« Tous ceux qui s'intéressent aux choses de l'Inde connaissent le grand talent de Mme Andrée Karpelès, qui a donné déjà de nombreuses et excellentes traductions (…) tous ces ouvrages sont illustrés de dessins dont le caractère purement hindou montre la perfection avec laquelle Mme Andrée Karpelès a su se pénétrer de la manière orientale, où elle nous paraît surpasser tous les autres artistes européens. L'illustration de la Poupée de Fromage consiste en délicieux bandeaux et culs-de-lampe placés au début et à la fin des trente-huit courts chapitres. » (G. H. Monod, Bulletin de l'Agence économique de l'Indochine, janvier 1933, p.245)
A l’évidence, au cours de ces années, c'est principalement la situation de l’Inde qui mobilise Andrée : « Je viens d’avoir la bonne fortune de rencontrer, chez Mme Andrée Karpelès, Rabhindranath Tagore, le fils de l’illustre poète de l'Inde. Il a bien voulu me donner lecture du rapport qu’il venait de rédiger sur l'œuvre accomplie par son père et ses collaborateurs à Santiniketan et à Sriniketan afin de le remettre à quelques parlementaires anglais sympathiques à la cause de l’Inde. (…)
Pour
bien comprendre les résultats obtenus par Tagore à Santiniketan et à Sriniketan,
m'explique Mme Andrée Karpelès, il faut, comme moi, avoir connu à leurs
débuts ces fondations lorsque le poète voulut bien me demander de venir
enseigner à ses élèves les procédés européens de la gravure sur bois : je suis
confondue par tout ce que l’on y a accompli au cours de ces dix dernières
années. Santiniketan était une sorte de désert situé dans la plaine du Bengale
à la terre fendillée par la sécheresse après la saison des pluies infestée de moustiques.
(…)
Tagore ne s’est pas contenté d’être un poète aussi célèbre en Europe et en Amérique que dans son propre pays, il a voulu travailler de toutes ses forces au relèvement de l'Inde, mais il est trop imprégné de la culture de l’Occident pour la rejeter en bloc. S’il ne veut pas faire des Hindous les singes des Anglais, tout en essayant de les maintenir dans leurs traditions, il s'efforce de leur inculquer notre esprit d'organisation, de discipline et notre énergie. Il a consacré toute sa fortune et ce que lui rapportaient la vente de ses livres et les conférences qu’il faisait en Europe et en Amérique à ces deux créations : l'Université de Santiniketan (Séjour de la Paix), et l’Ecole de reconstruction rurale de Sriniketan (Séjour de Cérès). (…)
Mais
c’est surtout Sriniketan qui a pris un développement considérable. On y a créé
des laboratoires où des hommes de science hindous étudient la malaria et font
des prélèvements pour les analyses : les étudiants pauvres sont admis. Un
dispensaire pour six lits a été fondé avec des dons généreux : il a reçu plus
de 5. 000 malades. (…)
Grâce
aux efforts de Mme Pratina Divi et de quelques femmes hindoues éminentes, l’âge
du mariage pour les filles a été retardé jusqu’à quinze ans. Les écoles villageoises ne se
proposent pas seulement d’instruire les enfants, mais de faire d’eux des artisans rendus indépendants par le travail de
leurs mains ; un peu à la manière de la Russie soviétique, ils apprennent à se
gouverner eux-mêmes et acquièrent une grande liberté d’action ; ils
accomplissent ainsi un travail d’exploration et font une riche récolte
d’expériences nouvelles. On développe en eux le sentiment de la maîtrise, de
l’organisation, de la préservation individuelle, en même temps que le sens de
la vie de famille et de la communauté. On
leur apprend à tisser leurs vêtements, leurs tapis, leurs couvertures, à
tailler les habits, à construire les maisons, à modeler des pots, faire des
briques aussi bien que des instruments de musique, à jardiner, cultiver non seulement
à la main, mais en employant les machines. On les initie aussi aux affaires commerciales
et bancaires dans la mesure compatible avec l’existence villageoise à laquelle ils
sont destinés. Cet enseignement vivant, expérimental est infiniment supérieur à
l’enseignement primaire et purement livresque auquel sont soumis les petits
Français. (…)
Bien
entendu, à l’Université de Santiniketan, comme à la grande Ecole de
reconstruction villageoise de Sriniketan, il n’est pas question de castes ; il
n’y a plus d’intouchables, de rivalité de race et de religion. Ainsi qu’il est
chanté dans l’hymne bengali Jana Gava Mana, dont les paroles et la musique
ont été composées par Tagore et qui est devenu le chant national de l’Inde :
Jour
et nuit, ta voix parcourt le pays /Appelant hindous, bouddhistes, siks et janis
auprès de ton trône. Et aussi les Parsis, les musulmans et les chrétiens.
La
vrai vie de la communauté hindoue avait disparu depuis longtemps ! Tagore
essaye de la reconstituer sur les mêmes bases, mais avec un esprit et des
moyens nouveaux :
La nuit s’efface, le soleil se lève vers l’Orient / Effleurée par les rayons dorés de ton amour / L’Inde s'éveille et s'incline vers tes pieds / O Roi des rois, ô protecteur des destinées de l'Inde / Victoire, victoire, victoire à toi ! » (Claire Charles-Geniaux, « Le réveil de l'Inde », Le Petit Marseillais, 6 juin 1935, p.1)
Jusqu’à la fin des années 1930, Andrée ne participe plus qu’au Salon d’Automne. La dernière toile que j'ai trouvée d’elle, ce portrait de jeune femme, y fut présentée en 1935.
Andrée est entièrement concentrée sur la vie du mas Dalkôta où elle a ouvert une école
de gravure tout en continuant à illustrer les ouvrages édités par son mari, comme Vieilles
ballades du Bengale, signalés par Les Cahiers du Sud, le 1er
février 1940.
La ville de Grasse, via sa médiathèque Villa Saint-Hilaire, conserve aujourd’hui les archives des travaux d’Andrée de cette période.
Pendant
la Seconde Guerre mondiale, Andrée et son mari recueillent une enfant juive
nommée Flora Hillel, qu’ils sauvent ainsi de la déportation auxquels ses
parents n’ont pas échappé. Ils l’adopteront après le conflit. Il semble qu'elle ait fait beaucoup pour entretenir la mémoire de sa mère, notamment auprès des successeurs des Tagore à
Après-guerre,
le couple s’installe à Grasse où Andrée Karpelès est morte le 5 septembre 1956.
On ne connait plus guère, aujourd’hui, le nom de cette artiste attachante par la passion qu'elle a mis à faire connaître l'art et la philosophie de son pays de cœur, même si ses œuvres ont été présentées dans quelques expositions, comme « Peintures des lointains », en 2018 au Musée du quai Branly. Je l’ai découverte à l’occasion d’une exposition intitulée « Artistes voyageuses, l’appel des lointains (1880-1944) », au Palais Lumière d’Evian (du 11 décembre 2022 au 21 mai 2023), puis du 24 juin au 5 novembre 2023 au Musée de Pont-Aven.
Je n’ai pas à me prononcer sur la qualité scientifique d’une exposition qui a associé des artistes que rien, ni dans leur démarche, ni dans leur engagement, ne relient vraiment, sauf le fait d’être des femmes et d’avoir voyagé dans des pays plus ou moins lointains. On y voyait même Ismaël de Virginie Demont-Breton (voir sa notice), laquelle a fait un unique voyage en Algérie avec son mari en 1895 et peut difficilement être considérée comme une artiste « voyageuse ». Sans compter que je ne vois pas bien non plus ce qui rapproche deux artistes comme Lucie Cousturier et Pan Yuliang, dont vous pouvez aussi explorer les carrières respectives sur ce blog… Mais bon, disons qu’à ce stade, toutes les occasions de montrer des artistes méconnues sont bonnes à prendre, même si, à l’évidence, il reste beaucoup à faire et étudier…
*
Il me reste à remercier chaleureusement le musée Guimet et les musées des Beaux-Arts de Limoges et de Rouen pour leur bienveillante collaboration à ma modeste entreprise, grâce aux photographies qu’ils ont bien voulu me transmettre !
Et je termine, comme il se doit, par deux petites natures mortes, lesquelles symbolisent assez bien les deux aspects de l'œuvre d’Andrée : celui de la peintre française, ancienne élève de l’Académie Julian, et celui de la graveuse, inspirée par l'amour de sa seconde patrie.
*
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