Camille
Nathalie Fanny Kraemer est née à Paris le 28 avril 1891. Elle est la fille d'Isidore
Kraemer, antiquaire, et de Nathalie Armande Frissonnet. Son père était « israélite » - comme on disait alors - né à Strasbourg et sa mère,
qui ne l’était pas, venait de Champagne. Ils résidaient 7 rue Magenta (10e)
et n’ont eu qu’une fille car Isidore est mort à trente et un ans, alors que la
petite Camille n'en avait que trois.
Camille grandit à Paris mais on ne dispose d’aucune information sur son enfance et les études qu’elle a suivies.
Le 25 septembre 1913, à l'âge de vingt-deux ans, la jeune fille épouse Nathan Marcel Lévy (1881 - 1960), un homme d'affaires de dix ans son aîné. Ils s’installent à Vichy, où Marcel dirige une entreprise de meubles avec son père et son frère, Roger.
Camille
s’intéresse à la poésie. La presse nous apprend qu’en 1927, elle remporte le Grand
Prix de poésie des Jeux Floraux de France. Elle s’est présentée au concours sous son nom de
jeune fille et son deuxième prénom, Nathalie, qui est aussi celui de sa mère.
« La revue "Poésie" publie les textes des poèmes couronnés au concours des Jeux Floraux de France (troisième tournoi). Mlle Nathalie Kraemer a été désignée grand prix pour son poème : "Ce que la rivière disait au vagabond." » (« Les Lettres », L’intransigeant, 20 juillet 1927, p.2)
En 1929, Nathalie publie un recueil de poésies, Des voix montent, qui est qualifié de « rêverie poétique » par le magazine Minerva (« Les livres des poètes », 2 juin 1929, p.6). La petite plaquette, éditée par La Caravelle, est « illustrée de bois de l’auteur ». Nathalie a donc appris la gravure sur bois. (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Deux ans plus tard, La Caravelle publie un second tome sous le même titre (2e série) : « Intéressant à lire, agréable à regarder et à conserver parce que la présentation et les illustrations sont irréprochables, et que Nathalie Kraemer nous dit de jolies choses notamment dans : Dialogue avec mon cœur et dans Jeux. » (Sanzy, « Les livres », Revue littéraire, artistique, théâtrale et sportive, 1er juin 1931, p.17)
Comme souvent en matière de poésie, les râleurs ne sont jamais loin : « Un enfant sans goût et sans œil qui enfilerait au hasard des perles multicolores et grossières, telle me paraît être Nathalie Kraemer qui publie la deuxième série "Des voix montent". Les poèmes de ce recueil sont faits de lignes de prose inégalement coupées et de cris dont on ne sait s’ils ont un sens : "Non, non ! mon cœur… / Je ne puis plus te suivre… / Reposons-nous… / Là !... Là !... Je te bercerai, / Mon trop fol enfantelet … / Là !... Là !... mon tourment / Turbulent…" Si elle n’a pas voulu nous montrer comment il fallait ne pas écrire, Nathalie Kraemer est inexcusable d’avoir publié ce recueil qui vous fera dire comme moi : « Las, hélas ! » (L’Homme qui lit, « Bulletin littéraire », Le Bien public, 14 juillet 1931, p.6)
Plus
intéressante pour notre recherche, la dernière page du magazine Poésie où
son nom et son livre apparaissent sous le titre : « Ouvrages de nos
collaborateurs édités par La Caravelle » (1er mai 1932). On
peut donc supposer que Nathalie travaillait pour ce magazine… hélas, elle n’est
citée nulle part dans les autres exemplaires que j’ai consultés.
Le grand silence qui entoure la vie de Nathalie ne permet pas davantage de savoir à quel moment elle est revenue s’installer à Paris. L’adresse qui figure dans tous les catalogues où elle est répertoriée est le 44 place Jules Ferry à Montrouge. Selon l’unique analyse de son œuvre (celle de Mme Rachel Perry, citée en fin de notice), elle aurait commencé à travailler la peinture en 1923, avec Louis Marcoussis (1878-1941), un peintre cubiste d’origine russe qui était aussi le mari d’Alice Halicka (voir sa notice). Par leur intermédiaire, Nathalie a donc eu accès au milieu artistique d’avant-garde.
Pour
tenter d’établir une chronologie de ses œuvres, il convient sans doute
d’isoler les portraits dont les modèles semblent saisis dans leur environnement
habituel, comme cet Homme au chapeau ou ces trois portraits de femmes
qui font probablement partie de sa première manière.
D’autres portraits sont plus individualisés, avec des visages légèrement modelés :
Je
place ici cette autre figure de femme, bien qu’abîmée, car elle est datée de
1936 (au dos du tableau, avec sa signature).
Nathalie
paraît avoir exposé pour la première fois à la galerie Carmine, en 1937. Elle
est immédiatement repérée par la critique : « La galerie Carmine qui,
il y a quelques années, avait pour la première fois présenté des artistes qui
devaient plus tard former le groupe "forces nouvelles" expose aujourd’hui une
artiste qui se rattache aux mêmes tendances. Elle aussi cherche une extrême
simplification des formes se résolvant presque par des à plats. Malgré cette
intelligente synthèse, Mlle Kraemer ne supprime pas complètement ses modelés,
surtout dans les visages qu’elle réussit à rendre fort expressifs. Elle devra
cependant se méfier de ne pas tomber dans la caricature. C’est un péril auquel
elle échappe parfois difficilement. Heureusement, la gravité même de son
esprit, de ses couleurs dominantes - les bruns et les rouges – la défendent
contre ce risque. Cette volonté de rigueur, ce refus des facilités est fort
sympathique surtout chez une femme. Le choix des sujets, l’évident souci de
composition, sont autant de mérites pour cette artiste qui fait ainsi les plus
belle promesses. » (Beaux-Arts, 8 octobre 1937, p.2)
Le
magazine illustre l'article avec la photographie (signée Marc Vaux) de ce groupe familial,
preuve que dès cette époque, elle a trouvé son style et sa façon particulière
de représenter l’espace, avec un sol incliné à la façon des cubistes, et des figures placées dans un angle, trop aigu pour qu’on puisse
imaginer qu’il s’agit d’une pièce. C’est un recoin.
Les personnages sont groupés mais semblent ne pas avoir conscience les uns des autres, comme figés dans leur isolement.
Nathalie
participe pour la première fois au Salon des Tuileries en 1938, avec deux Figure
l’une d'homme et l'autre de femme, ce qui ne nous renseigne guère…
… mais l’une des rares toiles qui soit datée est cette Tireuse de cartes à l’aspect énigmatique et vaguement inquiétant. Son corps long et fin est habillé de rouge et cerclé de noir, comme son voile opaque. Ses yeux brun clair, presque menaçants, fixent un spectateur placé au-dessus d’elle, comme si elle était observée depuis un balcon au-dessus de l’espace exigu où elle est assise. Une énigme : nul ne sait quel avenir annonce la carte qu’elle tend sans la montrer.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
La
même année, aux Indépendants, Nathalie expose une Femme assise. Il
y a beaucoup de Femme assise dans son œuvre connu aujourd’hui. J’en ai placé
une en exergue car elle ressemblerait un peu à Nathalie (mais on ne
dispose que d’une seule photo d’elle, floue et de profil).
C'est probablement la même femme qui est représentée sur une toile dont la photo est conservée dans le Fonds Marc Vaux, un photographe spécialisé dans les photos d’œuvres d’art, régulièrement publiées dans la presse, et que Nathalie a peut-être rencontré grâce à Alice Halicka, laquelle a eu recours à ses services pour ses propres œuvres. Même corps lourd, même sensation d'accablement, accentuée par le positionnement dans un coin.
Et
enfin celle-ci, qui ressemble au portrait abîmé que j’ai montré plus haut, même
yeux bleus très clairs, même sourcils très fins, même coiffure tirée au-dessus
d’un front haut, probablement une proche de l’artiste.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Dans
les catalogues des salons des années suivantes (1939 et 1940), il n’est plus question que
de « peintures ». On ne peut donc les présenter qu’en tentant de les
organiser un peu, en fonction de leurs thèmes. D’abord les groupes, tous
composés de la même façon, c’est-à-dire sans interaction entre les
protagonistes.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Deux
femmes aux mêmes corps lourds, aux mains épaisses, les cheveux tirés et plaqués
au crâne, chacune plongée dans ses pensées.
Et
une autre Famille, où l’on remarque – c’est presque un soulagement – que
le père tient son épouse contre lui, dans un geste protecteur.
Et
ce couple qui paraît en visite dans un espace vide et indéfini.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Et enfin cette Maternité, absolument immobile et figée ; la position
de l’enfant suggère qu’il dort tandis que sa mère le regarde sans
manifester la moindre émotion.
La
grande majorité des autres œuvres sont des portraits, certains sont expressifs,
comme ce jeune garçon triste qui porte un livre, ce qui justifie son titre dont
on ne sait qui le lui a attribué, Nathalie elle-même ou le musée ?
…
ou cette jeune fille à l’air renfrogné, voire méfiant…
…
ou cette joueuse de cartes, encore, qui surveille d’un regard suspicieux le joueur
situé à sa gauche. Elle a posé sur la table un cinq de cœur - réputé de bonne
augure en cartomancie – mais qui « peut aussi indiquer des épreuves
affectives et la nécessité d’être attentif pour ne pas aggraver une situation
fragile » (selon un site en ligne que j’ai consulté car je n’y connais
rien).
Est-ce le même questionnement dans les yeux de cet homme aux bras croisés qui regarde quelque chose ou quelqu’un placé au-dessus de lui ?
D’autres
portraits d’hommes sont définis par leur activité : un rabbin …
…
un professeur …
… un paysan.
Et de nombreux portraits de femmes, sans profession ni activité annoncées. Même cette probable étudiante qui porte un livre n'est désignée que par sa coiffure mais, encore une fois, je ne sais pas qui a décidé des titres.
Des
visages plats et énigmatiques mais qui dégagent une émotion diffuse, comme une tristesse inavouée.
Ce portrait date probablement de 1940, car il existe un dessin préparatoire daté. C’est peut-être, à nouveau, le même modèle que la Femme au tabouret.
Et
voici sans doute, à nouveau, l’une des Deux sœurs :
Et
cette dame âgée qui paraît être l’épouse du Couple marié, vu
précédemment.
Dans certains portraits, l’inquiétude devient plus palpable, elle est transmise par les titres mais
aussi par le regard ou l'attitude des modèles…
…
des modèles qui perdent leur individualité pour devenir allégoriques.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
L’empathie du spectateur n'est sollicitée qu'avec retenue.
Jusqu’à
ce qu’il ne soit plus possible de cacher l’angoisse.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Et,
enfin, cette lithographie qui m’a immédiatement évoqué l’affiche du film de
Losey, Mr Klein, même imperméable au col remonté, même chapeau Fedora. C'était troublant.
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Je
n’ai pas pu m’en empêcher : j’ai été voir si ce journal « disait »
quelque chose, si sa date pouvait revêtir une signification précise.
Mais ce n’est pas un « vrai » Paris-Midi. La publicité qui figure à droite, pour la marque de conserves Léon, ne passait que le jeudi. La campagne publicitaire a commencé le jeudi 4 mai 1933 et s'est terminée le jeudi 14 juin 1934. En outre, si la page pouvait être organisée en trois ou quatre colonnes, selon les sujets traités, aucun de ces journaux du jeudi n’a publié deux grandes photographies en première page (ci-dessous une page « classique » du jeudi). Le journal lui-même ne délivre donc aucun message, sauf peut-être la période de réalisation du tableau d'origine.
Nathalie a participé une dernière fois au Salon des Indépendants en mars 1940. Le 14 juin de la même année, les troupes allemandes entraient dans Paris. Nathalie a-t-elle rejoint son mari à Vichy ? Il semble qu’on n’en sache rien mais j’en doute car, en avril 1942, lorsque, après la réquisition de son magasin, les membres de la famille Lévy ont dû quitter précipitamment la ville, Nathalie n’était pas avec eux.
Elle s’était réfugiée à Nice où elle se trouvait déjà en mars, c’est-à-dire avant que sa famille ne quitte Vichy. Selon les recherches entreprises par Rachel Perry, elle aurait successivement habité trois logements différents en moins d’un an, ce qui laisse imaginer la précarité de sa situation.
C’est
à la Villa Les Oliviers, avenue Julien, où elle s’était réfugiée en janvier, qu’elle
est arrêtée par la Gestapo, le 27 septembre 1943.
Entre le 14 septembre et le 14 décembre 1943, vingt-sept convois ont quitté Nice pour Drancy. Nathalie était dans celui du 30 novembre. Arrivée à Drancy le lendemain, elle a été enregistrée sous le nom de Camille Kraemer, avec le numéro 9632. Le 17 décembre, elle fait partie d’un groupe de 850 personnes qui sont déportées, par le convoi n° 63.
Nathalie Kraemer a été assassinée trois jours plus tard, le 20 décembre 1943, dès son arrivée à Auschwitz.
*
Sa
famille s’était réfugiée dans la Loire, au Coteau, où des amis l'ont cachée jusqu’à
la fin de la guerre. Dès la Libération, Marcel Lévy, le mari de Nathalie, a
engagé des recherches mais n’a rien retrouvé, ni pu sauver les œuvres qu’elle
avait emportées avec elle et qui ont probablement été volées.
Il a conservé celles qui étaient en sa possession jusqu’à sa propre mort, le 7 octobre 1960. Puis, c’est son frère, Roger Lévy, qui les a gardées pendant une dizaine d’années, avant d’organiser deux expositions, la première en mars 1971, au Secrétariat des Clubs Culturels Juifs, rue Georges Berger à Paris, puis quelques mois plus tard, du 17 au 21 août 1971, à l'Hôtel Martinez à Cannes. Les deux fois, c’est Paris Midi qui a été choisi pour l’affiche.
C’est
lors de la seconde exposition qu’un marchand a acquis la totalité des œuvres,
qu’il a revendues deux ans plus tard à Oscar Ghez, le créateur et président du Petit Palais de
Genève. Une partie de cette collection a été donnée au
musée Hecht, de Haïfa, une douzaine d’œuvres est restée dans les collections du
Petit Palais, musée aujourd’hui fermé et dont la collection n’est que très ponctuellement exposée au public. Quant au musée Hecht, il ne montre pas ses
collections en ligne.
C’est donc par hasard que je suis tombée sur l'affiche Paris Midi, vendue à Drouot, grâce à laquelle j’ai fini par trouver l’étude qui m’a permis d’écrire et surtout d'illustrer cette petite notice :
Rachel
Perry, « Nathalie Kraemer’s Rising Voice », Ars Judaica, 2019,
p. 95 à 146.
Bien que ces deux œuvres ne soient pas très représentatives, je termine avec un paysage et une nature morte, les seuls qui sont parvenus jusqu’à nous. Leur simplicité graphique me rappelle celle de Paula Modersohn Becker ; leur clarté et leur douceur parlent d’elles-mêmes.
*
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