Anna
Bilińska est née le 8 décembre 1854 à Złotopol, une ville qui se trouvait alors à la
limite orientale de la Pologne et se situe aujourd’hui en Ukraine. A l’époque,
la région était sous administration russe. Ses parents, Jan Biliński et Walera Gorzkowska, s’installent en
1867 à Viatka (Kirov), avec d’autres exilés polonais, auprès desquels le père
d’Anna exerce son métier de médecin.
Anna reçoit son premier enseignement de dessin auprès d’un jeune dessinateur Michal Elwiro Andriolli (1836-1893). En 1875, sa mère s’installe à Varsovie avec Anna et ses frères. Tous apprennent la musique à l'Institut du Palais Ordynacki mais Anna veut devenir peintre. A partir de 1877, elle suit l’enseignement de Wojciech Gerson, un peintre réputé qui a ouvert son cours aux femmes, une dizaine d’années plus tôt. C’est là qu’Anna se lie d’amitié avec une autre étudiante, Klementyna Krassowska.
Voici la première huile connue d’Anna :
« Le paysage urbain de petit format présente une vue hivernale de la rive droite de la Vistule, vue du côté de Powiśle. Peint depuis la fenêtre d'un immeuble de l'escarpement de la Vistule, il montre les toits enneigés des bâtiments industriels situés à son pied et la rivière gelée, les bosquets d'arbres de l'autre rive et le Saska Kępa peu bâti. La description au dos du tableau indique que l'artiste l'a peint en 1877 "depuis les fenêtres du conservatoire", ce qui est conforme à sa biographie. » (Notice du musée)
Anna commence à exposer à Varsovie, à la Société pour l’encouragement des beaux-arts, que Gerson a créée en 1860. Fin 1881, la jeune peintre y expose quatre œuvres qui sont remarquées par le philosophe et théoricien de l’art, Henryk Struve qui lui trouve « une expression pleine de force et de vérité. »
Dès cette époque, Anna affirme sa volonté d’indépendance en s’offrant son premier atelier personnel grâce aux cours de dessin et de musique qu’elle dispense.
En
1882, son amie Klementyna, chaperonnée par sa mère, emmène Anna en voyage. D’après
les notes d’Anna, elles effectuent un périple qui
commence par Munich – où Anna découvre Arnold Böcklin (1827-1901) et Rembrandt à
la Alte Pinakothek -, puis Vienne, Trévise, Padoue, Venise, Trieste, Baden et
Cracovie. Anna passe visiblement une grande partie de son temps à dessiner. De
petits croquis comme celui-ci…
…
ou celui-là, réalisé à Vienne où elle rencontre un autre jeune peintre polonais, Wojciech Grabowski, dont
elle est amoureuse et avec lequel elle entretient une correspondance soutenue. Et
elle commence un journal qu’elle tiendra jusqu’en juin 1886.
Puis,
comme l’avait fait Gerson trente ans plus tôt, Anna décide d’aller poursuivre
sa formation à Paris, en compagnie d’une amie, Zofia Stankiewicz. C’est la famille de Klementyna
qui lui offre le voyage. Malgré sa honte, qu’elle avoue à son journal intime,
elle accepte. Elle a déjà en tête un
projet qu’elle évoque avec Grabowski :
monter une école d’art pour femmes, à Varsovie.
Arrivée à Paris en novembre 1882, avec « 150 roubles dans un sac », Anna s’inscrit immédiatement à l’académie Julian. Ses deux professeurs sont Rodolphe Julian (1830-1907) et surtout Tony Robert-Fleury (1837-1911). Anna y croise une kyrielle de peintres étrangères, comme Emmeline Deane, Mina Carlson-Bredberg et trois artistes polonaises, Kazimiera Dziekonska, Aniela Wislocka et Maria Gażycz qui devient son amie. Si leurs aînées, comme Marie Bashkirtseff, Cécilia Beaux ou Louise Breslau, ont déjà commencé leurs carrières, Amélie Beaury-Saurel n'est jamais très loin.
Les carnets d'Anna regorgent de petits croquis parisiens…
…
dont l’inévitable atelier de travail que presque toutes les élèves se sont
amusées à croquer ou à peindre (voir la notice de Marie Bashkirtseff) …
… et les portraits des professeurs.
En
dépit de conditions matérielles très difficiles, elle travaille comme une
forcenée, huit heures par jour à l’académie Julian et le reste du temps chez elle. Comme elle l’affirme elle-même, elle n’a pas le
temps de visiter Paris. Et, comme si elle n’avait pas déjà assez à faire, elle
rejoint dès 1883, l’atelier de Luc-Olivier Merson (1846-1920).
Anna ne tarde pas à se confronter au Salon. Dès
1884, alors qu'elle vient de s'installer dans un nouvel atelier, 27 rue de Fleurus, elle y fait une première apparition modeste, dans la section dessin, avec
un Portrait de Mme Kimball, qui passe inaperçu. A titre d’illustration,
voici un de ses fusains et une étude, de la même année.
Chez Julian, en plus des travaux imposés, elle
propose des thèmes, comme celui de ce bourreau attendant un condamné.
Dans son journal, à la date des 24 et 25 juillet 1884, elle note « «
Sur la recommandation de Tony Robert-Fleury, j'ai proposé aujourd'hui à l'école
le thème de ma composition : Le bourreau attend sa victime (Le Moyen Âge).
Demain, nous montrons les compositions. (…) Robert-Fleury aimait le décor, le
décor, le public mais le bourreau a tout simplement l'air trop tragique - il
faut le rendre plus calme et indifférent. »
Elle reçoit le lendemain la nouvelle de la mort de son père. En plus de sa peine, elle se trouve sans ressources. Robert-Fleury lui propose, comme à Amélie Beaury-Saurel quelques années auparavant, de travailler comme « massière » à l’Académie.
Cela n’empêche pas Anna de participer au concours de l’académie avec cette Dame aux jumelles, un bel exemple du réalisme académique, très en vogue dans l’atelier de Robert-Fleury. La vue en contre-plongée est probablement liée à la position des élèves dans l’atelier, toujours placées en contrebas des modèles.
Anna remporte la seconde place du concours.
A
l’automne de la même année, c’est son amie Klementyna Krassowska qui décède à
son tour. Elle laisse à Anna un pécule qui lui permettra de se vouer à nouveau pleinement à sa peinture, en dépit de la tristesse qui la taraude.
Début
1885, elle participe à l’exposition
internationale Blanc & Noir, au Palais du Louvre, avec un fusain, Portrait
de Mme N.R.
Puis, en mai, c’est à nouveau un portrait qu’elle présente au Salon de 1885, sous le titre Portrait de Mme V.M…, accompagné d’un fusain représentant Une rue, que le Bulletin de Association des anciens élèves de l'École polonaise trouve « très beau » et révélant « des qualités toutes viriles d'exécution. » De son côté, Gil Blas croit utile de préciser que « Parmi les personnes connues qui admiraient le joli portrait de Mme V-M., de Mlle Anna Bilinska, citons la comtesse Potocka, la princesse Galitzine, la comtesse de Saint-Roman, la marquise de Sommery, la vicomtesse de Maulmont, la duchesse de La Rochefoucauld. » (Gil Blas, 8 mai 1885, p.1)
A l’académie, Anna travaille intensément. Il reste de sa main de nombreuses études de nus (toujours en caleçon pour préserver la pudeur des demoiselles !)
Elle confie ses doutes à son journal : « La correction de Robert-Fleury : très
mauvaise ! Les proportions des figures sont terribles, la composition n'est pas
claire, en un mot, tout est mauvais. Pour progresser, je me rends à
l'exposition pour étudier Bastien Lepage et d'autres. »
Au mois de juin 1885, Anna rentre à Varsovie où elle assiste à la mort de son amoureux, Wojciech Grabowski, victime de la tuberculose. Elle plonge dans une profonde dépression et ne participe pas au Salon de 1886.
Elle y est cependant représentée grâce à sa camarade d’atelier, Emmeline Deane, qui expose son portrait, en grand deuil.
A
Varsovie, Anna peint ces Pivoines, dont l’une penche la tête,
persistance de la tristesse…
Muzeum Podlaskie, Białymstoku
…
puis, revenue en France avec l’un de ses frères, elle voyage en Normandie, comme nombre de peintres de
l’époque. A Pourville-sur-Mer, où elle retrouve son amie Maria Gażycz, elle
peint cette petite famille de pêcheur qu’elle chérissait particulièrement
puisqu’elle en a gardé une copie dans son atelier toute sa vie.
L’année suivante lui apporte le succès avec son Portrait
de l’auteur (que j'ai placé en exergue). Il est reproduit dans le catalogue illustré du Salon (p.262),
lui vaut une médaille de troisième classe et un bel article dans un magazine
spécialisé.
« Une Polonaise, Mlle Anna Bilinska a peint
son propre portrait ; elle n’a pas un instant songé à se flatter ; elle s’est
représentée en costume d’atelier ; du caractère - ce qui est loin d’être à
dédaigner - au lieu de beauté ; la pose très juste ; la touche plus virile que
dans la plupart des portraits dus aux pinceaux du sexe fort. La coloration
générale, voilà ce qui est le moins à louer ; ce n’est pas qu’elle manque
d’harmonie, mais c’est une harmonie quelque peu terreuse ; un point lumineux
est tout au moins désirable, un je ne sais quoi qui vienne éclairer d’un
sourire plus féminin cette peinture où le rayon de jeunesse est fort assombri par
les soucis manifestes d’une vie d'épreuves. Les épreuves ! elles n’ont pas
manqué à la jeune artiste. Passionnée pour la peinture, elle l’étudia un peu à
Varsovie, chez le peintre d’histoire Gerson, mais ce n’est pas précisément en
Pologne que les facilités s’offrent, - aux femmes surtout ! - pour se
perfectionner dans la carrière artistique. Mlle Bilinska avait l’idée fixe de
se rendre à Paris ; elle eut fort à lutter pour y parvenir. (…) Pouvoir
continuer à peindre, tel était son unique souci. Enragée de travail, - le mot
est d'elle - la jeune femme passa plus d'un an à ne vivre que de misère, mais
elle eut le dernier mot, ainsi qu'elle n’en avait jamais douté. Sa position
matérielle s’améliora, elle put augmenter le prix de ses toiles, "et aujourd’hui,
s’écrie-t-elle à bon droit, je ne dois qu'à moi-même d’être libre et
indépendante !" C'est la seconde fois qu’elle expose. En 1885, elle avait
également au Salon un portrait de femme. Cette vaillante me paraît réservée à
un brillant avenir ; elle sait vouloir ; elle l'atteindra. » (Paul Leroi,
« Le Salon de 1887 », L’Art, 1887, Tome II, p.10 et 11)
Mais, comme toujours à cette époque, il y a façon et façon de dire la même chose :
« Au présent Salon, deux femmes (exemple à peine croyable) se sont ainsi regardées sans complaisance et sincèrement analysées : Mlle Beaury-Saurel et Mlle Anna Bilinska. (…) Mlle Bilinska n’a pas d’indulgence pour elle-même. Elle se reconnaît seulement beaucoup d’intelligence, beaucoup de volonté, avec une sensibilité frémissante. La part est encore belle. C’est franchement une slave, peut-être une nihiliste, comme on en voit plusieurs à notre école de médecine ; enfin une personne à qui les idées ne font pas peur, ni les gens non plus ; au demeurant une brave personne, à qui l’on serrerait virilement la main et à qui l’on parlerait politique sans l’ombre de coquetterie. » (Paul Desjardins, La République française, du 17 juin 1887, p.2)
Quoi qu’ait pu en penser Desjardins, l’autoportrait d'Anna remporte, deux ans plus tard, une médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris, après avoir été exposé avec succès à Cracovie en 1887 et à Varsovie en 1888.
Elle montrera à nouveau son autoportrait au Salon de Grenoble en 1890. Il y sera apprécié avec sensibilité : « Dès l’entrée dans le Salon, deux toiles vous frappent, — deux portraits placés en face l’un de l’autre comme pour faciliter une comparaison, celui de M. Alphand, par M. Roll et celui de Mlle Anna Bilinska, par elle-même. Les deux artistes, par des moyens bien différents, sont arrivés à obtenir la même impression de vérité. »
Imaginons un instant cette exposition :
« M. Alphand, placé en avant des constructions du Champ-de-Mars qui forment, à la toile, un fond grisâtre, tient à la main des papiers, quelques plans, sans doute, dans une pose pleine de naturel. La peinture est brillante ; il règne sur tout le visage, une expression de vie intense ; dans les yeux éclate un pétillement d’intelligence et d’esprit. Et voyez avec quelle adresse le peintre a rendu le velouté de l’iris, la profondeur d’ombre de la prunelle, ce brillant de l’œil qui ressemble à une goutte d’eau dans un rayon de lumière et qu’un artiste appelait "l'humidité de la vie." Et dans ce tableau, il circule une fraîcheur, de l’air vif, de la clarté, du plein air.
Le portrait de Mlle Bilinska est d’une exécution
plus sobre ; dans la demi-ombre de l’atelier, la jeune femme se détache sur une
tenture presque sombre ; elle est assise ; de la main droite, elle tient ses
pinceaux, le bras, - dont le raccourci est merveilleux - s’appuyant sur sa
jambe ; la tête, aux yeux brillants, aux cheveux noirs, a de l’expression. Le modelé
du visage et des mains est excellent. Cette toile a été exécutée dans une note
discrète, réservée ; la touche a de l’adresse et de la vigueur. (…) Des
procédés différents, le même résultat ; des moyens dissemblables et malgré
cela, une intensité de vie, de vérité chez tous deux. » (Alfred Bassette,
« Le Salon de Grenoble », Grenoble Revue, 20 août 1890, p.6)
Au Salon de 1888, Anna avait présenté un nouveau
portrait féminin. Le tableau ci-dessous est reproduit dans la presse polonaise
qui précise qu’il a été présenté au Salon de Paris. Toutefois si l’on s’en
tient à la description qu’en fait Alphonse
de Calonne : « Son portrait de Mme E.M. serait meilleur si l’ombre ne
le coupait pas en deux trop symétriquement. » (« Salon de 1888 », Le Soleil, 22
mai 1888, p.2), il ne paraît pas si évident qu’il s’agisse du même tableau.
André Michel, dans La Gazette des Beaux-Arts cite Anna parmi les peintres de portraits qui ont « signé des œuvres distinguées ». (1er juin 1888, p.452) et le mensuel littéraire Feu follet a remarqué son aquarelle, Un coin de l'atelier : « C'est papillotant, étincelant de couleur. Les mille objets sont bien rendus. » (Juin 1888, p.39)
En revanche, pour sa première participation au
salon annuel de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, Anna est immédiatement
remarquée pour sa Femme noire - un modèle d’atelier, parée d’un
somptueux collier doré et tenant dans sa main droite un éventail japonais - qu’elle
a peinte quatre ans plus tôt.
« Le
tableau montre une femme noire représentée dans un cadre serré sur le fond d'un
mur lisse. L'attention est attirée sur sa peau chatoyante et veloutée et
sa poitrine exposée. Un collier en or brille autour de son cou. Le
regard absent est dirigé dans l'espace au-dessus de la tête du
spectateur. L'expression de son visage est intrigante. La modèle semble
peu sûre d'elle-même, gênée. La situation dans laquelle elle a été placée
n'est pas confortable pour elle. Ses émotions étaient rendues sans
idéalisation, de façon très réaliste. Le talent de Bilińska était
particulièrement visible dans ses portraits, dans lesquels elle capturait
magistralement la profondeur psychologique du modèle avec une composition très
parcimonieuse, voire ascétique. » (Notice du musée)
La critique remarque, à nouveau, la sincérité de la peintre : « Les lèvres charnues et toutes marquées d’éraillures [de son modèle] l'indiquent hautement. » (Paul Heusy, « Les dames peintres et sculpteurs », Le Radical, 28 mars 1888, p.2) et La Liberté souligne que le portrait « honore l'exposition des femmes peintres et sculpteurs. » (26 février 1888, p.2)
A l’exposition Blanc & Noir, Anna présente une Tête de jeune fille au pastel et un Intérieur à l’aquarelle, dont je n’ai pas trouvé trace.
Au Salon de 1889, encore trois portraits de femmes anonymes, donc impossible à identifier. Voici un autre portrait de l’année, au pastel.
A l’Union des femmes peintres et sculpteurs, elle
expose un autre portrait au pastel qui ne plaît pas à tout le monde : « Mme
Anna Bilinska expose un dessin au pastel, habilement exécuté mais désagréable, d'une Française costumée à la japonaise, et un beau petit bouquet de lilas
blanc à l'huile. » (Anonyme, « Women’s art in Paris », Galignani's
messenger, 15 février 1889, p.3, traduction personnelle)
Un autre quotidien trouve la jeune femme
« vivante et ferme » et Anna en produit une copie dessinée pour la
presse.
C’est
Arsène Alexandre qui nous indique les autres œuvres qu’elle a exposées :
« Mme Anna Bilinska se montre peintre de fleurs habile avec ses Lilas
blancs, mais surtout excellente pastelliste avec une Tête de
petite-fille. » (« L’exposition des femmes peintres et
sculpteurs », Paris, 18 février 1889, p.3)
Cette année-là, Anna dessine aussi ce portrait
d’Amélie qui est alors une des figures centrales de l’académie Julian (voir sa
notice). Et, dans son atelier de la rue de Fleurus, « ses amis et compatriotes
se réunissaient tous les
mercredis (…), les critiques saluent très aimablement l'étoile polaire
montante, admirant ses portraits, ses fleurs et ses compositions. »
racontera ensuite son mari.
L’été venu, Anna se rend sur l’île d’Oléron, d’où
elle rapporte cette jeune Bretonne qui joue avec les reflets et les contrastes
du contre-jour …
… et de nombreuses petites pochades, rapides et
intuitives, comme les deux qui suivent. Elle en présentera deux autres,
intitulées Flux et Reflux, au Salon de l’Union des femmes en
1891.
« Une pochade de Mlle Anna Bilinska, qui est toujours l’une des plus remarquée au Salon annuel de l’Union des femmes, pour l’allure crâne et libre de son talent, et qui a exposé aussi un portrait de jeune garçon très vivant, au pastel. » (Mario Proth, « L’Exposition des femmes peintres et sculpteurs », Le Mot d’Ordre, 24 février 1890, p.2)
En
voici un, de jeune garçon très vivant… même s’il s’agit sans doute pas de celui
qui fut alors exposé.
Anna maîtrise le pastel avec une grande créativité, comme en atteste un autre pastel de la même année, tout en ombre et lumière. A ma connaissance, il s'agit de la seule œuvre d'Anna à être conservée dans les collections nationales françaises.
L’hiver
arrivant, Anna se rend à Berlin où elle peint depuis la fenêtre de l’étage
élevé d’un immeuble, la grande avenue Unter den Linden. Pour une fois,
elle abandonne un peu le réalisme de l’académie Julian pour saisir la grisaille
brumeuse d’un jour de pluie, percée par endroit d’une lumière diffuse.
Mais
pour ses portraits, Anna retrouve bien vite le naturalisme auquel elle reste
attachée, même si l’on sent qu’elle pourrait évoluer vers un style un peu luministe.
Et
elle expose au Salon suivant ce portrait du sculpteur américain George Barnard,
installé à Paris.
Il ne semble pas que ce portrait de commande ait
eu un grand impact public mais il démontre le niveau de notoriété atteint par
Anna qui a désormais accès à une commande privée importante.
C’est aussi l’année où Anna rencontre son futur mari, étudiant en médecine, Antoni Bohdanowicz qui est venu à l’un des « ses mercredis », à l’atelier. Est-ce avec lui qu’elle se rend à Fouesnant où elle peint ce paysage de plage et de rochers ? Nous n’en saurons rien…
… comme nous ne saurons pas au cours de quel
voyage elle a saisi cette paysanne ukrainienne, laquelle, aussi, démontre que
c’est avec le pastel qu’elle se révèle la plus créative.
« Ce
pastel, représentant une paysanne de Podolie tenant un enfant dans
ses bras, est une expression des compétences que Bilińska a perfectionnées au
cours de sa formation artistique. Il se caractérise par une composition
harmonieuse, un dessin et un modelage précis du corps, et la capacité de
transmettre les sentiments et les émotions des personnages. Par ailleurs,
le sujet du pastel illustre le vif intérêt de la peintre pour la culture
ukrainienne, dans laquelle elle a grandi et à laquelle elle est revenue lors de
ses voyages artistiques. » (Notice du musée)
Ce n’est pas sa seule œuvre sur le thème puisqu’un journal polonais publie un peu plus tard cette autre jeune mère, dessinée la même année.
Au Salon des artistes français de mai 1892, Anna expose ce que je suppose être une scène de genre et un portrait au pastel. La toile, qui représente un concierge ou un portier, est intitulée Moi, si j’étais du Gouvernement et lui vaut des avis contrastés : « une expression bien accentuée, bien étudié, d’un bon naturel », pour L’Entracte du 3 mai 1892 mais Le Clairon est beaucoup moins amène : « Mme Anna Bilinska, qui nous avait donné naguère quelques remarquables portraits, s’est trompée avec entrain dans cette figure vulgaire et sans caractère de concierge qui politique. » (1er mai 1892, p.2). En revanche, le pastel, un Portrait de paysan polonais, est salué par plusieurs journaux en des termes identiques, au mot près : « un vigoureux pastel. Les mains sont supérieurement traitées. »
Se pourrait-il qu'il s'agisse de ce portrait ?
Au mois de juin suivant, Anna se marie et rentre en Pologne. Avant de partir, elle a peint ce portrait, probablement de
commande. Il combine une pose assez conventionnelle à l’expression sensible de
l’état d’esprit du modèle, pensive ou intimidée. Dans ses mains
gantées, la jeune femme tient le manche de son parapluie et une rose, peinte
d’une touche plus libre que le portrait lui-même qui reste assez académique.
A présent, Anna ne pense plus qu’à l’école d’art
pour femmes pour laquelle elle a économisé pendant tout son séjour à Paris. Mais elle commence un nouvel autoportrait qui lui a été commandé par Ignacy
Korwin-Milewski (1846-1926), un collectionneur et mécène de l'art polonais,
pour sa galerie d'autoportraits. Anna est la première femme invitée à y
figurer.
A Varsovie, l’été est torride. Une maladie rhumatismale s’installe, aggravée par des troubles cardiaques. Anna s’enferme, au frais, dans son atelier et continue à peindre. Mais son état de santé se dégrade et, au printemps, sa famille est appelée d'urgence.
Anna Bilińska
est morte le 8 avril 1893. Son dernier autoportrait ne sera jamais terminé.
Le même portrait sera exposé à nouveau pour l’exposition rétrospective du Salon en 1912. « Le cœur est un peu gros quand on rencontre le portrait de Mlle R., par Mlle Bilinska. Le modèle, triste et tout en noir, semble porter le deuil de la pauvre artiste qu'on aurait bien dû, pour la dernière fois, mettre sur la cimaise. Mlle Bilinska était jeune, elle avait beaucoup de talent. Elle s'en est allée par les étoiles. Est-ce la peinture qui tue ces jeunes artistes ? » (Gustave Haller, Le Salon, dix ans de peinture, Tome 1er, C. Lévy éditeur, Paris, 1902, p.109)
Après la mort de sa femme, Antoni Bohdanowicz, inconsolable, part travailler dans une mine de cuivre en Californie, puis revient en Europe et s’installe à Biarritz puis à Nice et participe à la Première Guerre mondiale en tant que médecin militaire au sein de l’armée française.
Ce n’est qu’après la guerre qu’il fait paraître un ouvrage intitulé Anna Bilińska, une femme, une Polonaise et une artiste à la lumière de son journal et des critiques de la presse mondiale.
Puis, Anna est tombée dans l’oubli.
Fin 2019, Le Louvre-Lens l’a invitée à participer
à son exposition « Pologne
1840-1918, peindre l’âme d’une nation », où figurait son Autoportrait
inachevé, et le musée de Varsovie a présenté une rétrospective de son œuvre
en juin-octobre 2021.
Sur
le site en ligne du musée d’Orsay, sa notice biographique tiendrait sur un
timbre-poste. Et pourtant, quel autre musée, en France, pourrait évoquer
l’histoire personnelle et collective de toutes ces artistes féminines, venues
à Paris pour se perfectionner dans leur art ?
*
Pour rédiger cette notice, je me suis fondée sur l’étude de Joanna Tomalska, « L’art, l’amour et la médecine, Anna Bilińska-Bohdanowiczowa (1857-1893) à la lumière des souvenirs de son mari », Archive des études sur l’émigration, Documents Toruń, 2012, numéro 1–2/16-17, p.121 à 134, en polonais (merci à google translate…)
*
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