dimanche 23 février 2025

Anna Bilińska (1854-1893)

 

Portrait de l’auteur – 1887
Huile sur toile, 117 x 90 cm
Musée national de Cracovie


Anna Bilińska est née le 8 décembre 1854 à Złotopol, une ville qui se trouvait alors à la limite orientale de la Pologne et se situe aujourd’hui en Ukraine. A l’époque, la région était sous administration russe. Ses parents, Jan Biliński et Walera Gorzkowska, s’installent en 1867 à Viatka (Kirov), avec d’autres exilés polonais, auprès desquels le père d’Anna exerce son métier de médecin.

Anna reçoit son premier enseignement de dessin auprès d’un jeune dessinateur Michal Elwiro Andriolli (1836-1893). En 1875, sa mère s’installe à Varsovie avec Anna et ses frères. Tous apprennent la musique à l'Institut du Palais Ordynacki mais Anna veut devenir peintre. A partir de 1877, elle suit l’enseignement de Wojciech Gerson, un peintre réputé qui a ouvert son cours aux femmes, une dizaine d’années plus tôt. C’est là qu’Anna se lie d’amitié avec une autre étudiante, Klementyna Krassowska.

 

Wojciech Gerson (1831-1901)
Autoportrait – 1875
Huile sur toile, 60 x 50 cm
Musée national de Varsovie


Voici la première huile connue d’Anna :

Vue depuis la fenêtre vers Saska Kępa – 1877
Huile sur carton, 27 x 43 cm
Musée national de Varsovie

« Le paysage urbain de petit format présente une vue hivernale de la rive droite de la Vistule, vue du côté de Powiśle. Peint depuis la fenêtre d'un immeuble de l'escarpement de la Vistule, il montre les toits enneigés des bâtiments industriels situés à son pied et la rivière gelée, les bosquets d'arbres de l'autre rive et le Saska Kępa peu bâti. La description au dos du tableau indique que l'artiste l'a peint en 1877 "depuis les fenêtres du conservatoire", ce qui est conforme à sa biographie. » (Notice du musée)

Anna commence à exposer à Varsovie, à la Société pour l’encouragement des beaux-arts, que Gerson a créée en 1860. Fin 1881, la jeune peintre y expose quatre œuvres qui sont remarquées par le philosophe et théoricien de l’art, Henryk Struve qui lui trouve « une expression pleine de force et de vérité. »

Dès cette époque, Anna affirme sa volonté d’indépendance en s’offrant son premier atelier personnel grâce aux cours de dessin et de musique qu’elle dispense.

 

Photographe inconnu
Anna en 1882
Source : Musée national de Varsovie


En 1882, son amie Klementyna, chaperonnée par sa mère, emmène Anna en voyage. D’après les notes d’Anna, elles effectuent un périple qui commence par Munich – où Anna découvre Arnold Böcklin (1827-1901) et Rembrandt à la Alte Pinakothek -, puis Vienne, Trévise, Padoue, Venise, Trieste, Baden et Cracovie. Anna passe visiblement une grande partie de son temps à dessiner. De petits croquis comme celui-ci…

 

Vue de la Barbacane et de la porte Saint-Florian à Cracovie – 1882
Crayon sur papier, 9,8 x 15,4 cm
Musée national de Varsovie

… ou celui-là, réalisé à Vienne où elle rencontre un autre jeune peintre polonais, Wojciech Grabowski, dont elle est amoureuse et avec lequel elle entretient une correspondance soutenue. Et elle commence un journal qu’elle tiendra jusqu’en juin 1886.

 

Etude d’homme et de femme sous différents angles – 1882
Crayon sur papier, 9,8 x 15,4 cm
Musée national de Varsovie


Puis, comme l’avait fait Gerson trente ans plus tôt, Anna décide d’aller poursuivre sa formation à Paris, en compagnie d’une amie, Zofia Stankiewicz. C’est la famille de Klementyna qui lui offre le voyage. Malgré sa honte, qu’elle avoue à son journal intime, elle accepte.  Elle a déjà en tête un projet qu’elle évoque avec Grabowski : monter une école d’art pour femmes, à Varsovie.

Arrivée à Paris en novembre 1882, avec « 150 roubles dans un sac », Anna s’inscrit immédiatement à l’académie Julian. Ses deux professeurs sont Rodolphe Julian (1830-1907) et surtout Tony Robert-Fleury (1837-1911). Anna y croise une kyrielle de peintres étrangères, comme Emmeline Deane, Mina Carlson-Bredberg et trois artistes polonaises, Kazimiera Dziekonska, Aniela Wislocka et Maria Gażycz qui devient son amie. Si leurs aînées, comme Marie Bashkirtseff, Cécilia Beaux ou Louise Breslau, ont déjà commencé leurs carrières, Amélie Beaury-Saurel n'est jamais très loin. 

Les carnets d'Anna regorgent de petits croquis parisiens…

 

Croquis de quatre femmes – 1882
Crayon sur papier, 9,8 x 15,4 cm
Musée national de Varsovie

… dont l’inévitable atelier de travail que presque toutes les élèves se sont amusées à croquer ou à peindre (voir la notice de Marie Bashkirtseff) …

 

Un cours de dessin de nu à l’Académie Julian - 1882
Crayon sur papier brun, 14,8 x 20,8 cm
Musée national de Varsovie


… et les portraits des professeurs.

Croquis de têtes masculines, avec Rodolphe Julian (en haut)
et Tony Robert-Fleury (en bas) – 1882
Crayon sur papier, 9,8 x 15,4 cm
Musée national de Varsovie


En dépit de conditions matérielles très difficiles, elle travaille comme une forcenée, huit heures par jour à l’académie Julian et le reste du temps chez elle. Comme elle l’affirme elle-même, elle n’a pas le temps de visiter Paris. Et, comme si elle n’avait pas déjà assez à faire, elle rejoint dès 1883, l’atelier de Luc-Olivier Merson (1846-1920).

 

Luc-Olivier Merson (1846-1920)
Le Repos pendant la fuite en Egypte – 1879
Huile sur toile, 71,8 x 128,3 cm
Museum of Fine Arts, Boston


Anna ne tarde pas à se confronter au Salon. Dès 1884, alors qu'elle vient de s'installer dans un nouvel atelier, 27 rue de Fleurus, elle y fait une première apparition modeste, dans la section dessin, avec un Portrait de Mme Kimball, qui passe inaperçu. A titre d’illustration, voici un de ses fusains et une étude, de la même année.

 

Autoportrait – 1884
Fusain sur papier, 50,5 x 41,5 cm
Musée national de Cracovie



Etude de jeune femme – 1884
Huile sur toile, 40 x 32 cm
Musée national de Varsovie


Chez Julian, en plus des travaux imposés, elle propose des thèmes, comme celui de ce bourreau attendant un condamné.

 

Inquisition – 1884
Huile sur carton, 35 x 27 cm
Musée national de Varsovie

Dans son journal, à la date des 24 et 25 juillet 1884, elle note « « Sur la recommandation de Tony Robert-Fleury, j'ai proposé aujourd'hui à l'école le thème de ma composition : Le bourreau attend sa victime (Le Moyen Âge). Demain, nous montrons les compositions. (…) Robert-Fleury aimait le décor, le décor, le public mais le bourreau a tout simplement l'air trop tragique - il faut le rendre plus calme et indifférent. »

Elle reçoit le lendemain la nouvelle de la mort de son père. En plus de sa peine, elle se trouve sans ressources. Robert-Fleury lui propose, comme à Amélie Beaury-Saurel quelques années auparavant, de travailler comme « massière » à l’Académie.

Cela n’empêche pas Anna de participer au concours de l’académie avec cette Dame aux jumelles, un bel exemple du réalisme académique, très en vogue dans l’atelier de Robert-Fleury. La vue en contre-plongée est probablement liée à la position des élèves dans l’atelier, toujours placées en contrebas des modèles.

Anna remporte la seconde place du concours.

 

Portrait d’une dame avec des jumelles – 1884
Huile sur toile, 91 x 72 cm
Musée national de Varsovie


A l’automne de la même année, c’est son amie Klementyna Krassowska qui décède à son tour. Elle laisse à Anna un pécule qui lui permettra de se vouer à nouveau pleinement à sa peinture, en dépit de la tristesse qui la taraude.

 

Portrait d’Anna Bilinska et Klementyna Krassowska - 1883 
Crayon sur papier brun, 14,8 x 20,8 cm
Musée national de Varsovie

Début 1885, elle participe à l’exposition internationale Blanc & Noir, au Palais du Louvre, avec un fusain, Portrait de Mme N.R.

Puis, en mai, c’est à nouveau un portrait qu’elle présente au Salon de 1885, sous le titre Portrait de Mme V.M…, accompagné d’un fusain représentant Une rue, que le Bulletin de Association des anciens élèves de l'École polonaise trouve « très beau » et révélant « des qualités toutes viriles d'exécution. » De son côté, Gil Blas croit utile de préciser que « Parmi les personnes connues qui admiraient le joli portrait de Mme V-M., de Mlle Anna Bilinska, citons la comtesse Potocka, la princesse Galitzine, la comtesse de Saint-Roman, la marquise de Sommery, la vicomtesse de Maulmont, la duchesse de La Rochefoucauld. » (Gil Blas, 8 mai 1885, p.1)

 

A l’académie, Anna travaille intensément. Il reste de sa main de nombreuses études de nus (toujours en caleçon pour préserver la pudeur des demoiselles !)

 

Demi-nu d’homme, étude – 1885
Huile sur toile, 85 x 67 cm
Musée national de Varsovie


Demi-nu masculin, étude – vers 1885
Huile sur toile, 87 x 53 cm
Musée national de Varsovie


Garçon nu, étude – vers 1885
Huile sur toile, 77 x 42 cm
Musée national de Varsovie


Elle confie ses doutes à son journal : « La correction de Robert-Fleury : très mauvaise ! Les proportions des figures sont terribles, la composition n'est pas claire, en un mot, tout est mauvais. Pour progresser, je me rends à l'exposition pour étudier Bastien Lepage et d'autres. »

Au mois de juin 1885, Anna rentre à Varsovie où elle assiste à la mort de son amoureux, Wojciech Grabowski, victime de la tuberculose. Elle plonge dans une profonde dépression et ne participe pas au Salon de 1886.

Elle y est cependant représentée grâce à sa camarade d’atelier, Emmeline Deane, qui expose son portrait, en grand deuil.

 

Emmeline Deane (1858-1944)
Portrait d’Anna Bilińska – 1884
Huile sur toile, 128 x 90,7 cm
Victoria Art Gallery, Bath

A Varsovie, Anna peint ces Pivoines, dont l’une penche la tête, persistance de la tristesse…

 

Pivoines - 1886
Huile sur toile, 59 x 56 cm
Muzeum Podlaskie, Białymstoku


… puis, revenue en France avec l’un de ses frères, elle voyage en Normandie, comme nombre de peintres de l’époque. A Pourville-sur-Mer, où elle retrouve son amie Maria Gażycz, elle peint cette petite famille de pêcheur qu’elle chérissait particulièrement puisqu’elle en a gardé une copie dans son atelier toute sa vie.

 

Au bord de la mer – 1886
Huile sur carton, 60 x 50 cm
Musée national de Varsovie


L’année suivante lui apporte le succès avec son Portrait de l’auteur (que j'ai placé en exergue)Il est reproduit dans le catalogue illustré du Salon (p.262), lui vaut une médaille de troisième classe et un bel article dans un magazine spécialisé.

 

Portrait de l’auteur – 1887
Dessin publié in : L’Art, 1887, Tome II, n.p. 
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France

« Une Polonaise, Mlle Anna Bilinska a peint son propre portrait ; elle n’a pas un instant songé à se flatter ; elle s’est représentée en costume d’atelier ; du caractère - ce qui est loin d’être à dédaigner - au lieu de beauté ; la pose très juste ; la touche plus virile que dans la plupart des portraits dus aux pinceaux du sexe fort. La coloration générale, voilà ce qui est le moins à louer ; ce n’est pas qu’elle manque d’harmonie, mais c’est une harmonie quelque peu terreuse ; un point lumineux est tout au moins désirable, un je ne sais quoi qui vienne éclairer d’un sourire plus féminin cette peinture où le rayon de jeunesse est fort assombri par les soucis manifestes d’une vie d'épreuves. Les épreuves ! elles n’ont pas manqué à la jeune artiste. Passionnée pour la peinture, elle l’étudia un peu à Varsovie, chez le peintre d’histoire Gerson, mais ce n’est pas précisément en Pologne que les facilités s’offrent, - aux femmes surtout ! - pour se perfectionner dans la carrière artistique. Mlle Bilinska avait l’idée fixe de se rendre à Paris ; elle eut fort à lutter pour y parvenir. (…) Pouvoir continuer à peindre, tel était son unique souci. Enragée de travail, - le mot est d'elle - la jeune femme passa plus d'un an à ne vivre que de misère, mais elle eut le dernier mot, ainsi qu'elle n’en avait jamais douté. Sa position matérielle s’améliora, elle put augmenter le prix de ses toiles, "et aujourd’hui, s’écrie-t-elle à bon droit, je ne dois qu'à moi-même d’être libre et indépendante !" C'est la seconde fois qu’elle expose. En 1885, elle avait également au Salon un portrait de femme. Cette vaillante me paraît réservée à un brillant avenir ; elle sait vouloir ; elle l'atteindra. » (Paul Leroi, « Le Salon de 1887 », L’Art, 1887, Tome II, p.10 et 11)

Mais, comme toujours à cette époque, il y a façon et façon de dire la même chose :

« Au présent Salon, deux femmes (exemple à peine croyable) se sont ainsi regardées sans complaisance et sincèrement analysées : Mlle Beaury-Saurel et Mlle Anna Bilinska. (…) Mlle Bilinska n’a pas d’indulgence pour elle-même. Elle se reconnaît seulement beaucoup d’intelligence, beaucoup de volonté, avec une sensibilité frémissante. La part est encore belle. C’est franchement une slave, peut-être une nihiliste, comme on en voit plusieurs à notre école de médecine ; enfin une personne à qui les idées ne font pas peur, ni les gens non plus ; au demeurant une brave personne, à qui l’on serrerait virilement la main et à qui l’on parlerait politique sans l’ombre de coquetterie. » (Paul Desjardins, La République française, du 17 juin 1887, p.2)

Quoi qu’ait pu en penser Desjardins, l’autoportrait d'Anna remporte, deux ans plus tard, une médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris, après avoir été exposé avec succès à Cracovie en 1887 et à Varsovie en 1888.

Elle montrera à nouveau son autoportrait au Salon de Grenoble en 1890. Il y sera apprécié avec sensibilité : « Dès l’entrée dans le Salon, deux toiles vous frappent, — deux portraits placés en face l’un de l’autre comme pour faciliter une comparaison, celui de M. Alphand, par M. Roll et celui de Mlle Anna Bilinska, par elle-même. Les deux artistes, par des moyens bien différents, sont arrivés à obtenir la même impression de vérité. »

Imaginons un instant cette exposition :

  

A gauche : Alfred Philippe Roll (1846-1919)
Portrait d’Adolphe Alphand – 1888
Huile sur toile, 159 x 127,5 cm
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

A droite : Anna Bilińska (1854-1893)
Portrait de l’auteur – 1887
Huile sur toile, 117 x 90 cm
Musée national de Cracovie

« M. Alphand, placé en avant des constructions du Champ-de-Mars qui forment, à la toile, un fond grisâtre, tient à la main des papiers, quelques plans, sans doute, dans une pose pleine de naturel. La peinture est brillante ; il règne sur tout le visage, une expression de vie intense ; dans les yeux éclate un pétillement d’intelligence et d’esprit. Et voyez avec quelle adresse le peintre a rendu le velouté de l’iris, la profondeur d’ombre de la prunelle, ce brillant de l’œil qui ressemble à une goutte d’eau dans un rayon de lumière et qu’un artiste appelait "l'humidité de la vie." Et dans ce tableau, il circule une fraîcheur, de l’air vif, de la clarté, du plein air. 

Le portrait de Mlle Bilinska est d’une exécution plus sobre ; dans la demi-ombre de l’atelier, la jeune femme se détache sur une tenture presque sombre ; elle est assise ; de la main droite, elle tient ses pinceaux, le bras, - dont le raccourci est merveilleux - s’appuyant sur sa jambe ; la tête, aux yeux brillants, aux cheveux noirs, a de l’expression. Le modelé du visage et des mains est excellent. Cette toile a été exécutée dans une note discrète, réservée ; la touche a de l’adresse et de la vigueur. (…) Des procédés différents, le même résultat ; des moyens dissemblables et malgré cela, une intensité de vie, de vérité chez tous deux. » (Alfred Bassette, « Le Salon de Grenoble », Grenoble Revue, 20 août 1890, p.6)

 

Au Salon de 1888, Anna avait présenté un nouveau portrait féminin. Le tableau ci-dessous est reproduit dans la presse polonaise qui précise qu’il a été présenté au Salon de Paris. Toutefois si l’on s’en tient à la description qu’en fait Alphonse de Calonne : « Son portrait de Mme E.M. serait meilleur si l’ombre ne le coupait pas en deux trop symétriquement. » (« Salon de 1888 », Le Soleil, 22 mai 1888, p.2), il ne paraît pas si évident qu’il s’agisse du même tableau.

 

Portrait de Dame – 1888
Reproduction parue à Varsovie dans le magazine Świat, n°7, 1888
Musée national de Varsovie

André Michel, dans La Gazette des Beaux-Arts cite Anna parmi les peintres de portraits qui ont « signé des œuvres distinguées ». (1er juin 1888, p.452) et le mensuel littéraire Feu follet a remarqué son aquarelle, Un coin de l'atelier : « C'est papillotant, étincelant de couleur. Les mille objets sont bien rendus. » (Juin 1888, p.39)

En revanche, pour sa première participation au salon annuel de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, Anna est immédiatement remarquée pour sa Femme noire - un modèle d’atelier, parée d’un somptueux collier doré et tenant dans sa main droite un éventail japonais - qu’elle a peinte quatre ans plus tôt.

 

Femme noire – 1884
Huile sur toile, 63 x 48,5 cm
Musée national de Varsovie

« Le tableau montre une femme noire représentée dans un cadre serré sur le fond d'un mur lisse. L'attention est attirée sur sa peau chatoyante et veloutée et sa poitrine exposée. Un collier en or brille autour de son cou. Le regard absent est dirigé dans l'espace au-dessus de la tête du spectateur. L'expression de son visage est intrigante. La modèle semble peu sûre d'elle-même, gênée. La situation dans laquelle elle a été placée n'est pas confortable pour elle. Ses émotions étaient rendues sans idéalisation, de façon très réaliste. Le talent de Bilińska était particulièrement visible dans ses portraits, dans lesquels elle capturait magistralement la profondeur psychologique du modèle avec une composition très parcimonieuse, voire ascétique. » (Notice du musée)

La critique remarque, à nouveau, la sincérité de la peintre : « Les lèvres charnues et toutes marquées d’éraillures [de son modèle] l'indiquent hautement. » (Paul Heusy, « Les dames peintres et sculpteurs », Le Radical, 28 mars 1888, p.2) et La Liberté souligne que le portrait « honore l'exposition des femmes peintres et sculpteurs. » (26 février 1888, p.2)

A l’exposition Blanc & Noir, Anna présente une Tête de jeune fille au pastel et un Intérieur à l’aquarelle, dont je n’ai pas trouvé trace.

Au Salon de 1889, encore trois portraits de femmes anonymes, donc impossible à identifier. Voici un autre portrait de l’année, au pastel.

 

Portrait d’Adèle Alice Vincent de Vaugelas (1848-vs1940) – 1889
Pastel sur carton, 58,5 x 47 cm
Collection particulière (vente 2022)


A l’Union des femmes peintres et sculpteurs, elle expose un autre portrait au pastel qui ne plaît pas à tout le monde : « Mme Anna Bilinska expose un dessin au pastel, habilement exécuté mais désagréable, d'une Française costumée à la japonaise, et un beau petit bouquet de lilas blanc à l'huile. » (Anonyme, « Women’s art in Paris », Galignani's messenger, 15 février 1889, p.3, traduction personnelle)

 

Femme en Kimono à l’ombrelle japonaise – 1888
Pastel sur toile, 94 x 74 cm
Musée national de Varsovie


Un autre quotidien trouve la jeune femme « vivante et ferme » et Anna en produit une copie dessinée pour la presse.

 

Parasol Japonais, dessin original
Publié in L’Art et la mode, 21 septembre 1889, p.515
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France


C’est Arsène Alexandre qui nous indique les autres œuvres qu’elle a exposées : « Mme Anna Bilinska se montre peintre de fleurs habile avec ses Lilas blancs, mais surtout excellente pastelliste avec une Tête de petite-fille. » (« L’exposition des femmes peintres et sculpteurs », Paris, 18 février 1889, p.3)

 

Portrait d’enfant – 1889
Pastel sur papier contrecollé sur toile, 44,5 x 34,5 cm
Collection particulière (vente 2024)


Cette année-là, Anna dessine aussi ce portrait d’Amélie qui est alors une des figures centrales de l’académie Julian (voir sa notice). Et, dans son atelier de la rue de Fleurus, « ses amis et compatriotes se réunissaient tous les mercredis (…), les critiques saluent très aimablement l'étoile polaire montante, admirant ses portraits, ses fleurs et ses compositions. » racontera ensuite son mari.

 

Portrait d’Amélie Beaury-Saurel – 1889
Crayon sur papier, H : 21,8 cm
Musée national de Varsovie


L’été venu, Anna se rend sur l’île d’Oléron, d’où elle rapporte cette jeune Bretonne qui joue avec les reflets et les contrastes du contre-jour …

 

Une Bretonne sur le seuil de sa maison – 1889
Huile sur toile, dimensions non communiquées
Musée national de Wroclaw


… et de nombreuses petites pochades, rapides et intuitives, comme les deux qui suivent. Elle en présentera deux autres, intitulées Flux et Reflux, au Salon de l’Union des femmes en 1891.

 

Fort Boyard. Vue sur la mer avec un navire – 1889
Huile sur toile, 20,7 x 31,5 cm
Musée national de Varsovie

Bord de mer – 1889
Huile sur toile, 30,5 x 44 cm
Musée national de Varsovie

« Une pochade de Mlle Anna Bilinska, qui est toujours l’une des plus remarquée au Salon annuel de l’Union des femmes, pour l’allure crâne et libre de son talent, et qui a exposé aussi un portrait de jeune garçon très vivant, au pastel. » (Mario Proth, « L’Exposition des femmes peintres et sculpteurs », Le Mot d’Ordre, 24 février 1890, p.2)

En voici un, de jeune garçon très vivant… même s’il s’agit sans doute pas de celui qui fut alors exposé.

 

Portrait de Léon Tavernier – 1889
Crayon et pastels sur toile, H : 41,3 cm
Musée national de Varsovie


Anna maîtrise le pastel avec une grande créativité, comme en atteste un autre pastel de la même année, tout en ombre et lumière. A ma connaissance, il s'agit de la seule œuvre d'Anna à être conservée dans les collections nationales françaises. 

 

Jeune fille à la fenêtre – 1890
Pastel sur toile, 101 x 82 cm
Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Etienne
Photo : Joelle Vila/Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne


L’hiver arrivant, Anna se rend à Berlin où elle peint depuis la fenêtre de l’étage élevé d’un immeuble, la grande avenue Unter den Linden. Pour une fois, elle abandonne un peu le réalisme de l’académie Julian pour saisir la grisaille brumeuse d’un jour de pluie, percée par endroit d’une lumière diffuse.

 

Unter den Liden, Berlin – 1890
Huile sur toile, 82 x 60 cm
Musée national de Varsovie


Mais pour ses portraits, Anna retrouve bien vite le naturalisme auquel elle reste attachée, même si l’on sent qu’elle pourrait évoluer vers un style un peu luministe.

 

Vieil homme avec un livre - années 1890
Huile sur toile, 81 x 69 cm
Galerie nationale d’art de Lviv


Et elle expose au Salon suivant ce portrait du sculpteur américain George Barnard, installé à Paris.

 

Le sculpteur George Grey Barnard dans son atelier - 1890
Huile sur toile, 148 x 96 cm
State Museum of Pennsylvania, Harrisburg

Il ne semble pas que ce portrait de commande ait eu un grand impact public mais il démontre le niveau de notoriété atteint par Anna qui a désormais accès à une commande privée importante.

C’est aussi l’année où Anna rencontre son futur mari, étudiant en médecine, Antoni Bohdanowicz qui est venu à l’un des « ses mercredis », à l’atelier. Est-ce avec lui qu’elle se rend à Fouesnant où elle peint ce paysage de plage et de rochers ? Nous n’en saurons rien…

 

Paysage de Beg-Meil – 1891
Huile sur toile, 33,1 x 46,2 cm
Collection particulière (vente 2023)

… comme nous ne saurons pas au cours de quel voyage elle a saisi cette paysanne ukrainienne, laquelle, aussi, démontre que c’est avec le pastel qu’elle se révèle la plus créative.

 

Paysanne avec un enfant – 1891
Crayon et pastels sur toile, 160 x 95 cm
Musée national de Varsovie

« Ce pastel, représentant une paysanne de Podolie tenant un enfant dans ses bras, est une expression des compétences que Bilińska a perfectionnées au cours de sa formation artistique. Il se caractérise par une composition harmonieuse, un dessin et un modelage précis du corps, et la capacité de transmettre les sentiments et les émotions des personnages. Par ailleurs, le sujet du pastel illustre le vif intérêt de la peintre pour la culture ukrainienne, dans laquelle elle a grandi et à laquelle elle est revenue lors de ses voyages artistiques. » (Notice du musée)

Ce n’est pas sa seule œuvre sur le thème puisqu’un journal polonais publie un peu plus tard cette autre jeune mère, dessinée la même année.

 

Jeune mère en costume folklorique – 1891
Gravure d’après un dessin d’Anna, 28,5 x 18,4 cm
Publié in Tygodnik Ilustrowany du 16 mars 1895
Musée national de Varsovie


Au Salon des artistes français de mai 1892, Anna expose ce que je suppose être une scène de genre et un portrait au pastel. La toile, qui représente un concierge ou un portier, est intitulée Moi, si j’étais du Gouvernement et lui vaut des avis contrastés : « une expression bien accentuée, bien étudié, d’un bon naturel », pour L’Entracte du 3 mai 1892 mais Le Clairon est beaucoup moins amène : « Mme Anna Bilinska, qui nous avait donné naguère quelques remarquables portraits, s’est trompée avec entrain dans cette figure vulgaire et sans caractère de concierge qui politique. » (1er mai 1892, p.2). En revanche, le pastel, un Portrait de paysan polonais, est salué par plusieurs journaux en des termes identiques, au mot près : « un vigoureux pastel. Les mains sont supérieurement traitées. » 

Se pourrait-il qu'il s'agisse de ce portrait ?

Andrzej Zajkowski, graveur, d’après un dessin d’Anna Bilińska
Paru dans le magazine Tygodnik Ilustrowany, 16 mars 1895
Musée national de Varsovie


Au mois de juin suivant, Anna se marie et rentre en Pologne. Avant de partir, elle a peint ce portrait, probablement de commande. Il combine une pose assez conventionnelle à l’expression sensible de l’état d’esprit du modèle, pensive ou intimidée. Dans ses mains gantées, la jeune femme tient le manche de son parapluie et une rose, peinte d’une touche plus libre que le portrait lui-même qui reste assez académique.

 

Portrait d’une jeune femme tenant une rose – 1892
Huile sur toile, 147 x 98 cm
Musée national de Varsovie


A présent, Anna ne pense plus qu’à l’école d’art pour femmes pour laquelle elle a économisé pendant tout son séjour à Paris. Mais elle commence un nouvel autoportrait qui lui a été commandé par Ignacy Korwin-Milewski (1846-1926), un collectionneur et mécène de l'art polonais, pour sa galerie d'autoportraits. Anna est la première femme invitée à y figurer.

A Varsovie, l’été est torride. Une maladie rhumatismale s’installe, aggravée par des troubles cardiaques. Anna s’enferme, au frais, dans son atelier et continue à peindre. Mais son état de santé se dégrade et, au printemps, sa famille est appelée d'urgence.

Anna Bilińska est morte le 8 avril 1893. Son dernier autoportrait ne sera jamais terminé.

 

Autoportrait inachevé – 1892
Huile sur toile, 163 x 113,5 cm
Musée national de Varsovie


 Son Portrait de Jeune femme à la rose sera exposé au Salon de 1893, juste après l’annonce de son décès. « Un portrait de jeune fille en noir, par Anna Bilinska, dont la mort prématurée est une perte réelle pour l’art » (Le Courrier artistique et littéraire, mai 1893, p.4)

Le même portrait sera exposé à nouveau pour l’exposition rétrospective du Salon en 1912. « Le cœur est un peu gros quand on rencontre le portrait de Mlle R., par Mlle Bilinska. Le modèle, triste et tout en noir, semble porter le deuil de la pauvre artiste qu'on aurait bien dû, pour la dernière fois, mettre sur la cimaise. Mlle Bilinska était jeune, elle avait beaucoup de talent. Elle s'en est allée par les étoiles. Est-ce la peinture qui tue ces jeunes artistes ? » (Gustave Haller, Le Salon, dix ans de peinture, Tome 1er, C. Lévy éditeur, Paris, 1902, p.109)

Après la mort de sa femme, Antoni Bohdanowicz, inconsolable, part travailler dans une mine de cuivre en Californie, puis revient en Europe et s’installe à Biarritz puis à Nice et participe à la Première Guerre mondiale en tant que médecin militaire au sein de l’armée française.

Ce n’est qu’après la guerre qu’il fait paraître un ouvrage intitulé Anna Bilińska, une femme, une Polonaise et une artiste à la lumière de son journal et des critiques de la presse mondiale. 

Puis, Anna est tombée dans l’oubli.

Fin 2019, Le Louvre-Lens l’a invitée à participer à son exposition « Pologne 1840-1918, peindre l’âme d’une nation », où figurait son Autoportrait inachevé, et le musée de Varsovie a présenté une rétrospective de son œuvre en juin-octobre 2021. C’est peut-être à cette occasion qu’une fresque à sa mémoire a été installée à Varsovie.

Sur le site en ligne du musée d’Orsay, sa notice biographique tiendrait sur un timbre-poste. Et pourtant, quel autre musée, en France, pourrait évoquer l’histoire personnelle et collective de toutes ces artistes féminines, venues à Paris pour se perfectionner dans leur art ?

 

Fresque commémorative à Varsovie 

 

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Pour rédiger cette notice, je me suis fondée sur l’étude de Joanna Tomalska, « L’art, l’amour et la médecine, Anna Bilińska-Bohdanowiczowa (1857-1893) à la lumière des souvenirs de son mari », Archive des études sur l’émigration, Documents Toruń, 2012, numéro 1–2/16-17, p.121 à 134, en polonais (merci à google translate…)

 

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