Anne
Chérie Charles est née le 16 juin 1898 à Paris. Elle est la fille de Jean
Ernest-Charles (1875-1953), journaliste et critique, et Louise Faure-Favier (1870-1961),
femme de lettre, journaliste et aussi aviatrice : elle effectue un
Paris-Dakar en 1919.
Ses parents fondent en 1906 la revue Le Censeur Politique et Littéraire où sa mère écrit ses premiers articles, remarqués par Apollinaire avec lequel Louise se lie d’amitié. Elle tient salon chaque semaine dans l’appartement familial de l’île Saint-Louis, à Paris. Elle y reçoit Apollinaire et Marie Laurencin, Derain et sa femme, Max Jacob, Erik Satie et Picasso, ce qui donne une idée du contexte d’enfance de la jeune Anne Chérie, laquelle se destine vers 15 ans à une carrière artistique. Elle aurait étudié à l’Académie Julian et bénéficié des conseils de Marie Laurencin et d’André Derain mais ce ne sont que des indications données dans la presse de l’époque.
Pendant la Grande Guerre, Apollinaire lui écrit du front : « Chère petite amie, / Pas eu le temps de vous écrire / Faute de la guerre / Vous avez les journaux / Ils tiennent lieu de nos lettres. » et lui envoie, pour l’inspirer, des « poèmes pour peinture » :
I
Deux lacs nègres
Entre une forêt
Et une chemise qui sèche.
II
Bouche ouverte sur harmonium
C'était une voix faite d’yeux
Tandis qu'il traîne de petites gens.
III
Une petite vieille au nez pointu
J’admire la bouillote d'émail bleu
Une femme qui a une gorge épatante.
IV
Un monsieur qui de rase près de la fenêtre
Il est en bras de chemise
Et il chante un petit air qu'il ne sait pas très bien
Ça fait tout un opéra.
(Source : Pierre Courthion,
« Chériane », L’Amour de l’art, 1928, p. 349)
Anne Chérie apparaît pour la première fois dans un catalogue, celui des Indépendants de mars-mai 1920, sous le nom de Chérie Charlesse. Elle expose six œuvres aux titres évocateurs comme Le retour du pirate, Le chemin de la vie, Maternité, Femme à l’éventail mais la critique ne paraît pas l’avoir repérée à ce stade. Elle travaille pourtant déjà pour des éditeurs, comme on le voit sur cet ouvrage paru en 1918, dont elle a probablement réalisé l’illustration de couverture.
C’est
avec sa mère qu’Anne Chérie est citée pour la première fois dans la presse,
sous le pseudonyme qu’elle vient de choisir en inversant ses prénoms : « Chériane ».
« Mademoiselle Loin du Ciel, par Louise Faure-Favier. Ce titre est curieux de la part d'un auteur qui vient de s'offrir le record de l'altitude pour les femmes avec l'illustre pilote du Goliath, Bossoutrot : 6.5oo mètres, s'il vous plaît. (…) Ce roman de Mademoiselle Loin du Ciel est illustré par Chériane, un jeune dessinateur plein d'avenir. Cette jeune personnalité du pinceau japonais-parisien est déjà connue, n'ayant certainement pas vingt ans. Il faut remarquer ces têtes de chien-loup d'un seul jet, où le museau, l'oreille et la patte sont comme l'enroulement naturel d'un ornement de vase grec, ces physionomies de femmes du boulevard avec leur chapeau-casque formant des crânes nus et leurs mains pointues, dont la seule ligne du gant donne toute la fièvre d'un geste. Il y a du Marie Laurencin dans la manière de Chériane, mais il y a surtout un naissant esprit à la Chériane. C'est clair, élégant, vivant et, sans aucun travail apparent, mais absolument fait. Mademoiselle Loin du Ciel est une fleur double aussi rare pour le parfum capiteux que pour l'union des deux esprits charmants qu'elle nous révèle. » (Rachilde, « Les romans », Mercure de France, 15 juillet 1920, p.482.)
Le livre n’est plus édité et aucun site de vente en ligne n’en montre les illustrations…
L’année suivante, Chériane s’inscrit au Salon des Indépendants (janvier-février) puis au Salon d’Automne (novembre-décembre). Aux Indépendants, où elle présente notamment Un coin de café et Une créole à la Havane, elle est exposée « (…) dans la salle n° 3 où nous accueille un gracieux cortège de femmes peintres. Plus d'une allusion y souligne l'absence de Marie Laurencin qui n’y est point représentée, non plus que Mme Marval. Du moins prendrons-nous plaisir aux envois de Mme Alice Bailly, aux figures déliées de Fernande Barrey, à celles de Chériane, aux portraits d'Hélène Perdriat, aux cirques de Marthe Laurens et d'Irène Lagut. » (Philibert Le Huby, « Salon des Indépendants », Le Peuple, 22 janvier 1921, p.2)
Pour
son deuxième salon, qui commence en novembre, nous en saurons davantage :
« Un Enlèvement d'Europe, que presque tous nos confrères de la presse quotidienne ont cité avec éloge, et un pastel délicieux : Sentimentalité, constituaient l'envoi de Mlle Cheriane Charles au Salon d'Automne. Ce n'est pas absolument un début, puisque cette jeune artiste avait déjà exposé l'an dernier, aux Indépendants. Ces travaux dénotent et la facilité et la souplesse et une spirituelle élégance qui paraît être sa note caractéristique. Parisienne ‘’jusqu'au bout des ongles’’, Mlle Cheriane Charles met dans ses œuvres une gracieuse spontanéité qui n'est pas sans quelque espièglerie. Sa manière peut paraître un peu superficielle : c'est le danger de ses qualités mêmes. Peut-être lui faudra-t-il se défier un peu d'une trop grande facilité. Pourtant, on peut reconnaître chez elle des notions déjà solides, acquises par un travail sérieux dans les Académies et avec Mme Marie Laurencin, dont les conseils ne lui ont pas été inutiles. » (Clément Moro, « Les femmes aux récentes expositions », Revue moderne des arts et de la vie, 15 janvier 1921, p.7)
« La salle IV bis reçoit les envois de plusieurs étoiles de l’Automne. Mmes Agutte, Marval, Hélène Perdriat et Chériane y jouent aux quatre coins. (…) Mme Chériane, en même temps qu’une Maternité d’une influence peut-être pas aussi salutaire que pouvaient l’être les moralités de Greuze, une adorable scène, plus tendre que morale celle-là, et qui désarmera, il faut l’espérer, cette police que d’aucuns redoutent pour elle. » (Maurice Raynal, « Le Salon d’Automne commence demain », L’Intransigeant, 31 octobre 1921, p.2)
Qu’est-ce donc que cette « police » qu’il faudrait redouter ? Est-ce à dire que de bonnes âmes (charitables) pourraient la trouver sulfureuse ?
Pourtant, ses premiers dessins publiés, en illustration d’un article de Louise Faure-Favier qui évoque la misogynie persistante de la critique à l’égard des femmes peintres, sont charmants et assez anodins…
Deux
mois plus tard, Chériane participe à l’exposition organisée par le groupe Nous,
au Cirque de Paris (probablement l’actuel Cirque d’Hiver), alors réservé aux concerts.
« Le groupe Nous a réuni certaines très belles œuvres au bar du Cirque de Paris. L'idée est ingénieuse. Le résultat excellent et qui laissera un souvenir solide dans l'esprit des amoureux de la forme et du geste. Je signale les envois de Chériane, Van Dongen, Alice Baillv, Fitss-Amoré. » (J.F. Louis-Merlet, « Actualités artistiques », Floréal, 18 mars 1922, p.243)
Chériane y a présenté une « jolie danseuse de corde, une blonde et fine athlète aux lignes heureuses » selon L’Auto-vélo du 25 février 1922. Et dans le même temps, elle participe aux Indépendants avec « un très curieux portrait de sa mère, Mme Louise Faure-Favier, en aviatrice. » (Jacques Fouquet, « Eve au Salon des Indépendants », Eve, 12 février 1922, p.3)
Pas si curieux que ça si l’on compare la photographie de Louise et le portrait exécuté par Chériane !
A
partir du Salon d’Automne suivant, Chériane paraît se concentrer sur les représentations de femmes inconnues : Femme au lit, Femme se coiffant.
Et c’est l’année suivante qu’elle reçoit le premier satisfecit d’un critique qui ne craint pourtant pas d’avoir la dent dure avec les artistes féminines : « Chériane : sa Femme au hamac est d’un vrai peintre. » (Louis Vauxcelles, « Le Salon d’Automne », Excelsior, 2 novembre 1923, p.4)
Ce tableau-là est peut-être l’un de ceux qui figure dans le fonds Marc Vaux, auquel les lecteurs de ce blog savent ce que l’on doit en matière de découverte des artistes féminines. Mais cette proposition est à considérer avec réserve, je me suis fondée sur sa proximité stylistique avec des œuvres de la même époque (cliquer pour agrandir) :
Marc Vaux était un photographe installé avenue du Maine, à Montparnasse, dans les années 20. Proche de Maria Blanchard et Marie Vassilieff, il a photographié les œuvres de près de 5.000 artistes habitant à Paris, de 1920 à 1970. Ce fonds, aujourd’hui conservé à la bibliothèque Kandinsky de Beaubourg, est consultable en ligne |
Aux Indépendants de 1924, Chériane propose deux toiles, dont un Nu - « vigoureux » selon La Rampe du 24 février - qui fait forte impression : « Une révélation, pour certains, sera la toile de Chériane, qui se classe décisivement comme la meilleure des jeunes femmes peintres. » (« Salon des Indépendants », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 9 février 1924, p.3). C’est indiscutablement celui-ci puisqu’il est publié (je privilégie les photos de Marc Vaux, plus lisibles que celles de la presse) :
Pour
la première fois, Chériane participe au Salon des Tuileries, créé l’année
précédente. Elle y propose un festival de quatre Nus. L’un d’eux est
assez mal reçu : « Les deux Sœurs, toile que Chériane doit
tenir pour la plus importante est la moins heureusement sentie. La tête de
gauche complètement ratée. Mais il n’est jamais d’échec grave que dans la conception
même de l’art. Courage, studieuse Chériane, dont la sagesse va jusqu'à la
sagesse d’un bel abandon. » (André Salmon, « Salon des Tuileries, la
peinture », Paris Journal, 27 juin 1924, p.3)
Pour évoquer ces deux Sœurs, je propose cette toile, susceptible d’avoir justifié ce commentaire.
Un
autre nu, en revanche, est favorablement remarqué par plusieurs critiques :
« Chériane expose
plusieurs nus dont le modèle près du poêle est peut-être le mieux réussi. Page
simple et vraiment naturelle, empreinte d'une poésie non sans noblesse. »
(Georges Turpin, « Le Salon des Tuileries », La Pensée française,
11 août 1924, p.13)
Mais elle ne plaît pas à tout le monde : « Mme Chériane a fait d’immenses progrès. Elle tient son métier de Friesz et de Derain, d’elle-même une certaine fougue sensuelle, et d’une volonté un peu factice le goût des sujets vulgaires. » (Roger Allard, « Le Salon des Tuileries », La Revue universelle, 15 juillet 1924, p.245)
La Gazette des Beaux-Arts (2e semestre 1924, p.99) va même jusqu’à lui reprocher « cette misogynie, d’un romantisme périmé » que j’avoue ne pas très bien m’expliquer, sauf à penser qu’il s’agit là de la « police » redoutée par Maurice Raynal.
La jeune femme a meilleure presse au Salon d’Automne. Raymond Escholier loue « la Dormeuse à la chemise, de Chériane, qu’on retrouve en pleine possession de ses moyens. » (La Dépêche, 31 octobre 1924, p.5) et Louis Hautecœur la « franchise naturaliste » de la Femme couchée (Gazette des Beaux-Arts, 2e semestre 1924, p.338)
J’ai trouvé la photographie ci-dessous dans la même « boîte » d'archives que le nu de 1924. Il pourrait donc s’agir de la Femme couchée dont on parle, sous réserve, naturellement…
« Le
nu féminin est un peu moins maltraité qu'à l'ordinaire (…) Chériane, toujours
en progrès. » (La Revue de l’art ancien et moderne, juin
1924, p.358)
Aux Indépendants et aux Tuileries de l’année suivante, encore des Nus qui n’appellent pas de commentaires mais l’un d’entre eux est publié :
Dans son ouvrage Les berceaux de la jeune peinture (Albin Michel, Paris,
1925) André Warnod – l’inventeur de l’expression « Ecole de Paris » -
consacre quelques lignes à Chériane : « L'évolution de Chériane aussi
est à noter, s’en tenant tout d’abord à des gentillesses acides qui auraient
vite paru démodées, si l’artiste, brutalement n'avait tout bouleversé et ne
s’était jetée à corps perdu dans une manière brutale et sauvage. Elle sort de
cette lutte grandie. L’intelligence s’unit à la sensibilité pour créer une
discipline qui ne la gêne pas, et lui permet de peindre avec une belle liberté
ses nus et ses figures. »
Au cours des années 1926 et 1927, les Salons et expositions diverses, à la Palette française, à la galerie Barbazanges, se multiplient, le plus souvent avec des « jeunes » ou des femmes. Chériane travaille aussi pour l’édition et illustre, en gravure sur bois, un roman de Charles Derennes, Bellurot.
Indice des relations de Chériane avec les peintres de l’Ecole de Paris, Jules Pascin la portraiture cette année-là.
En
mai 1927, elle est présente dans une exposition de groupe
« Méditerranée », à la galerie Briant-Robert, avec Dufy, Marquet,
Matisse, Valentine Prax et Signac, entre autres… (La Semaine à Paris, 6
mai 1927, p.70) et aux Tuileries, elle diversifie ses thèmes : Baigneuses,
Jeunes filles, Intérieur et Paysage.
Au Salon d’Automne, Louis Gillet loue « L’étude puissante que Mme Chériane intitule le Châle rouge » (Le Gaulois, 8 novembre 1927, p.3). Pas de chance, je n’en ai trouvé qu’un bleu mais il permet de déceler l’épaisseur de la matière picturale, la touche large et enlevée.
Avec,
comme toujours, la petite troupe des détracteurs : « Mme Cheriane,
qui serait bien en progrès si elle ne faisait pas de son habileté sa seule
règle de conduite » (Serge Romoff, L’Humanité, 12 novembre 1927,
p.2)
De juillet à septembre, elle est exposée de façon permanente à la galerie Briant-Robert dans un groupe de vingt artistes, annoncée par L’Art vivant du 1er janvier 1927. Peut-être y a-t-elle présenté ce nu, dont je ne montre qu’un détail pour occulter le logo (envahissant) du vendeur mais Marc Vaux l’a photographié en entier !
Je n’ai pas trouvé ce qu’elle a exposé au Salon d’Automne. Un site de vente indique que ce paysage y aurait été montré :
Pierre
Courthion (1902-1988), jeune peintre franco-suisse qui vient de se reconvertir
en critique d’art, est résolument un admirateur. C’est lui qui écrit l’unique
article un peu complet que j’ai trouvé.
Après avoir rappelé qu’au sein du groupe nombreux des femmes peintres, « seules, Marie Laurencin, Maria Blanchard, Suzanne Valadon, Valentine Prax, Olga Sacharoff, Hermine David et Chériane proposent à nos yeux des petits mondes intéressants », il précise, après avoir critiqué « la manière » de Marie Laurencin qu’elle « répète à plaisir », la « violence et la dureté » de Suzanne Valadon et le « jeu de système » de Valentine Prax, que « la cadette de ce groupe, poursuit un travail supérieur. Sans redouter l’apparente banalité de bien des vrais artistes, Chériane peint des nus, des portraits, des paysages, des natures mortes, desquels nous pouvons dire, sans en déchiffrer la signature : "C’est du Chériane !" ».
Puis il analyse plusieurs œuvres en des termes parfois un peu surprenants :
« Voici d’abord les Petites Filles. Dans un panier qui pend à ses mains, la silencieuse aux seins fragiles a mis des fleurs. Accrochée à son bras, sa compagne souriante et maligne doit raconter d’interminables histoires ; nous la sentons déjà obsédée de son sexe avec ce corps précocement mûri et un peu vulgaire.
Les deux petites filles projettent contre un mur froid leurs ombres confondues.
Le sujet est ravissant, mais combien difficile ! Comment exprimer le secret de ces formes imprécises ?
Aussi, le peintre trahit-il quelque sécheresse dans les contours et un jeu d’ombre un peu cassant dans les
articulations - sujet à reprendre avec plus de souplesse, plus de saveur dans la matière et moins d’affirmation
dans le volume. »
« Ce
résultat, nous le pouvons constater dans les Jeunes Filles une œuvre
déjà plus solide, nourrie de bonne pâte et dessinée avec beaucoup de force.
Nous retrouvons nos fillettes, la boudeuse est devenue cette jeune femme qui
rêve, les yeux baissés, un livre ouvert sur les genoux et la babillarde, déçue
sans doute par ses premiers jeux, s’est mise à la broderie. Elles sont assises
sur un grand canapé et la fenêtre ouverte derrière elles laisse voir un paysage
largement brossé. Œuvre d’intimité, où l’anecdote elle-même a son prix, car un
pareil sujet ne supporterait pas la médiocrité d’exécution, Chériane a su le
traiter avec ampleur : les blancs et les noirs sont répartis dans la toile avec
bonheur, la matière des ocres, des rouges et des bleus, est riche et variée,
rien n’a été négligé. Une vie intense et poétique se dégage de l’ensemble.
Chériane a peint là une chose difficile : deux figures en contre-jour. »
J’ajouterais bien (in petto) qu’entre Petites filles et Jeunes filles se trouvent probablement ces deux adolescentes :
Mais
reprenons notre article : « Voisinage est un sujet peu banal,
un autre effet de contre-jour. Chériane s’y est proposé de faire une composition
en mettant d’un côté le sujet principal et en meublant les deux tiers de sa
toile avec des accessoires : fenêtres, rideaux et, à travers les vitres, vue sur
le voisin accoudé à sa tabatière (peut-être est-ce une voisine, je ne sais).
Voilà ce que je vois dans cette composition bien ordonnée, où il était si
facile de tomber dans une préciosité extra-picturale. »
Il poursuit : « Je
tiens les Baigneuses pour une œuvre puissante mais inégale, où les bons
morceaux sont pourtant parmi les meilleurs de Chériane. Je signale au peintre la
contradiction qui oppose dans ce tableau un nu composé, celui de droite,
à un nu réaliste, celui de gauche. Certes, l’artiste était dans son
droit d’essayer cette opposition, mais comment alors ne pas désirer une facture
plus caractéristique à la baigneuse de droite ? Je ne puis pas m’empêcher de
couper en deux ce tableau, afin d’isoler le beau nu qui se détache sur le fond
noir et blanc de la cheminée. Pourquoi Chériane ne se servirait-elle point de l’esquisse
qu’elle intitule Nu au lit ? Les valeurs de fond sont déjà très belles
et la femme qui se retourne est d’un fort souple mouvement. Je crois voir là l’ébauche
d’une toile peu banale. »
« Un
paysage bien assis, d’une écriture nombreuse » décrit probablement la dernière
toile reproduite dans l’article :
Vient ensuite une description de l’œuvre que l’auteur nous dit préférer entre toutes mais qui n’est pas reproduite : « Toutes les qualités que nous avons perçues dans les tableaux précédents y sont réunies, et le goût que professe Chériane pour les thèmes intimes est ici plus élevé. La Jarretière détachée n’est qu’un titre que l’on oublie volontiers devant la plasticité de ces jambes de femme au volume puissant. Ici, le tableau est conçu avec intelligence et sans surcharge. La figure s’enlève, bien campée, sur un fond de rideaux que le peintre fait passer, à gauche, sur le dossier d’une chaise habilement déformée. Le dessin large et varié, la touche particulière, la couleur aux sonorités mesurées, le mœlleux de la matière, tout, dans cette toile, est pour susciter notre plaisir : c’est une œuvre lyrique, emportée, et cependant méditée avec logique. »
Cette
Jarretière détachée pourrait être cette toile, dont la description me
paraît correspondre :
Et
le critique de conclure : « Chériane suit tranquillement sa route.
Mais l’heure est venue de la saluer et de lui dire combien nous aimons sa
peinture à l’accent si personnel. Dites-moi une femme d’un aussi chaud
tempérament que celle-là, citez-moi une peinture de femme qui ait cette
vigueur, non point recherchée et voulue comme chez Valadon, mais toute naturelle, et montrez-moi –
toujours dans l’art féminin – une matière aussi bien triturée que celle de ce
peintre ! En vain chercherez-vous dans l’œuvre de Chériane la "patte" de
la virtuosité : elle ne la connaît pas, elle la connaît moins que son ami Per
Krohg, le suédois qui a fait de très jolis tableaux et duquel Chériane paraît
avoir reçu quelque chose. Cette femme pose des touches sûres, sans tricher avec
sa pensée. Chériane est pleine de désirs : nus, portraits, paysages, elle
aborde tout avec témérité sous le côté difficile et sait faire partager ses
plaisirs et ses sentiments par le truchement de son art.
Mais c’est assez dit. Après ce regard sur l’œuvre de Chériane, on comprendra peut-être que la fougue, la franchise et la volonté du peintre sont les signes évidents de sa valeur déjà grande et que Chériane, avec quelques autres peintres qui suivent leur instinct d’artistes, a su aborder honnêtement le problème de la peinture actuelle. » (Pierre Courthion, « Chériane », L’Amour de l’art, 1928, p. 349/352)
Il est assez probable que ces toiles aient figuré dans l’exposition dont Chériane bénéficie en avril 1928, à la galerie Druet :
Je place ici une autre toile dont la palette et l’expression laissent penser qu’elle pourrait avoir été peinte à la même période.
Au
Salon des Tuileries de 1929, Chériane n’expose qu’un seule toile, Port de
Sanary, « un joli paysage », selon Maurice Raynal (L’Europe
nouvelle du 11 mai 1929, p.599). Ce pourrait être ce port de méditerranée
qui y ressemble assez, avec son clocher pointu et les monts toulonnais en
arrière-plan.
Pour l’imaginer en couleur, plaçons ici un autre paysage, de l’année précédente. A l'évidence, Chériane ne passait pas tout son temps à Paris.
En juin, Chériane expose à la galerie Briant. « André Salmon a fait pour Chériane une brillante préface : c'est pour l'artiste la plus authentique des références. Je ne suis pas tout à fait de l'avis d'André Salmon, qui est un esprit que j'estime. Salmon écrit : "Chériane, peut-être la seule femme peintre qui ne pense point que la leçon de Cézanne n'est pas bonne pour les femmes et qui, suivant cette rude leçon, ne s'est pas déguisée en homme pour mieux congédier la grâce." La seule ? Mon cher Salmon, vous oubliez Charmy, qui ne s'est jamais refusée à la grâce, femme entre les femmes et peintre parmi la douzaine des peintres authentiques du moment !
Mais j'en reviens à Chériane qui, de fait, infiniment moins littéraire que jadis, plus spontanée, cédant davantage à des jouissances d'œil et non plus seulement à un plaisir d'arrangement, atteste des progrès très certains et dont je me réjouis sincèrement. » (Louis Léon-Martin, « A la galerie Th. Briant : Chériane », Paris Soir, 5 juin 1929, p.5 »
« Mme Chériane a beaucoup de talent, un talent fait de cent choses diverses, mais cependant incontestable. Surtout, elle est peintre, et le nouvel ensemble qu'elle nous offre, s'il n'est pas en grand progrès sur ce que nous connaissions déjà, n'indique aucunement une régression. Se maintenir, n'est-ce déjà pas admirable ? Louons Chériane de ce constant effort et aussi de ne pas tomber dans la sensiblerie si fade de ses "consœurs". Sans abdiquer le charme qu'elle nous doit, elle sait être robuste et virile. » (Valère, Le Journal du peuple, 2 juin 1929, p.4)
Et, au Salon d’Automne : « une charmante nature morte de Chériane » (Lumière et Radio, 10 décembre 1929, p.28)
Au
Salon des Tuileries de l’année suivante, Chériane expose six
« peintures » dont on ne saura rien. Elle est visiblement sollicitée
par de nombreuses galeries et, pour sa participation à l’exposition
« Fermé la nuit », elle s’exprime au micro de la T.S.F,
comme on disait alors, en compagnie de Marie Vassilieff (La Parole libre,
18 mai 1930, p.3)
La presse paraît s’intéresser autant à son art qu’au milieu brillant dans lequel elle évolue : « La sensible Cheriane vient de "vernir" chez Charles-Auguste Girard, une exposition de ses dernières toiles, parmi lesquelles il en est d’admirables. Voici Cheriane et ses amis. » (Vu, le journal de la semaine, 26 novembre 1930, p.1248)
« Chériane est certainement une des femmes peintres d'à présent qui ont le plus de talent. Il suffit, pour s'en convaincre, de visiter l'exposition de ses œuvres ouverte en ce moment à la Galerie Girard. On y verra plusieurs toiles d'une réussite parfaite, comme certain panier de fruits et surtout une grande figure dans un fauteuil de paille. Cette toile-là est excellente : il y a, dans la façon dont elle est comprise et peinte, des qualités qu'il n'est pas coutumier de rencontrer. Et c'est justement parce que, dans certaines de ses toiles, on trouve tant d'agrément qu'on se prend à se demander pourquoi toutes ne procurent pas autant de plaisir. Il semble que Chériane ne laisse pas voir toujours tous les dons qu'elle a, des dons de peintre si vifs, si spontanés qui ont toujours donné du caractère à ce qu'elle fait. Elle a dû, à un moment de son évolution, et pour aller plus loin, devenir plus volontaire, plus résolue. On a senti qu'elle affirmait sa personnalité en faisant appel à son intelligence autant qu'à sa sensibilité. Cela fut très heureux, mais ne serait-il pas bon, à présent qu'elle est bien maîtresse de son métier et de son art, qu'elle se laissât aller plus complètement, plus librement, guidée par sa seule fantaisie, sa seule sensibilité sans que rien ne contrôle l'émotion qu'elle éprouve devant ce qu'elle peint ?
Les meilleures toiles sont souvent celles qui ont été peintes sans que le peintre
sache trop comment. Il y a des éléments qui interviennent, venus on ne sait
d'où. L'exposition de Chériane est d'un grand intérêt et classe ce
peintre parmi les meilleurs d'à présent, surtout peut-être parce qu'on sent
qu'elle peut aller plus loin, qu'elle a de plus de moyens qu'elle n'en montre. »
(André Warnod, « L’exposition Chériane, Comœdia, 25 novembre 1930,
p.3)
« Une grande figure dans un fauteuil de paille » … ?
« Tout
le monde connaît la peinture de Chériane. Nous en avons parlé, ici, à différentes
reprises. Chériane expose à la Galerie Girard des portraits, des paysages,
des natures mortes. - Souvent des harmonies de tous poids qui sont bien dans sa
manière. - Un portrait de jeune femme, notamment, retiendra les amateurs. Il
est remarquable d’expression, de charme et aussi de modelé. Chériane peint
ce qu’elle voit, ce qui l’amuse, les objets familiers qui, pour elle, savent composer
un tableau. Rien, chez elle, n’est indifférent. Il faut aller passer un moment
à son exposition. (L-A, Gaboriaud, « Exposition Chériane à la Galerie
Charles-Auguste Girard », L’Ere nouvelle, 23 novembre 1930, p.3)
A
partir de 1930, Chériane ne participe plus au Salon des Indépendants et ne
paraît pas non plus au Salon d’Automne cette année-là.
Dans la presse, y a comme une éclipse qu’on pourrait expliquer par un voyage à Madagascar, d’où elle a probablement rapporté cette toile, acquise par l’Etat…
… et sa seule apparition de la période est d’être citée parmi les artistes modernes exposés au Château des Rohan : « Après l'exposition des nouvelles acquisitions dans le domaine de l’Art ancien, la direction des Musées a organisé une présentation des tableaux et dessins modernes acquis par le Musée des Beaux-Arts au cours des deux dernières années. Cette exposition est ouverte à partir d'aujourd'hui. (« Cabinet des estampes (Château des Rohan », Les Dernières nouvelles de Strasbourg, 17 août 1931, p.3)
Elle
est au Tuileries et à la première exposition des FAM de 1931 où elle est
remarquée par plusieurs journaux.
Aux FAM de l’année suivante : « Chériane, qui passe hiératique, comme perdue dans un rêve, [montre] des pommes qu’eut aimé Renoir. » (Chien-Caillou, Le Cri du jour, 27 février 1932, p.11). Je ne jurerais pas que ce soit celles-là !
Pourquoi
Madagascar ? Un peu parce qu’un de ses tableaux représente assez
clairement le Rova (palais royal) de Tananarive, en haut de la colline surplombant
la ville…
…
et surtout, parce qu’elle est repérée par la presse locale : « Comme
l'an dernier une des salles du Salon était réservée aux artistes européens. Citons
les envois très appréciés de Mme Chériane, le peintre bien connu des milieux parisiens
et dont une première exposition à Tananarive en 1929 nous avait révélé l'art sensible
et original. » (« Le troisième salon de Madagascar », Les
Annales coloniales, 23 décembre 1932, p.1)
« Mme Chériane dont le talent si original n’a cessé de s’affirmer depuis qu’elle se fit remarquer au Salon d'Automne de 1920, a donné dans ses œuvres malgaches une vision neuve et très prenante des paysages et des indigènes de la Grande Ile. » (La Chronique coloniale, 30 juillet 1933, p.329)
A Madagascar, Chériane a rencontré Pierre Benoit qui préface l’album qui lui est commandé par le gouverneur général de l’île, Léon Cayla.
Le
1er septembre 1933, elle participe à une exposition d’art
contemporain à Tananarive. Elle y présente notamment un Portrait de Madame
Cayla et de ses enfants, jugé « très remarquable » par La
Dépêche algérienne du 3 octobre 1933.
« Chériane nous revient de Madagascar avec des "peintures et des aquarelles" actuellement exposées à l'Agence de Madagascar, 27, avenue des Champs-Elysées. C'est Pierre Benoit qui a écrit la préface au catalogue si joliment établi par François Bernouard. L'illustre romancier et voyageur écrit : "A ceux que le goût de l'amer savoir qu'on tire du voyage risque de mener à Madagascar, à ceux qu'une plus douce curiosité y conduit aussi, cet album propose la révélation par l'image d'une étrange terre inconnue. Le gouverneur général Cayla a fort justement estimé que c'était là, de préférence à l'écriture, si récusable, le meilleur moyen de guider l'imagination …" L'écriture si récusable ! Chériane va-t-elle penser que Pierre Benoit en met trop ? Chériane est bien trop intelligente pour rien penser de tel. Elle sait très bien qu'en son cœur Benoit laisse la place de choix aux belles-lettres, malgré son goût certain pour les beaux-arts. Chériane n'ignore point que le voyageur d'"Erromango", s'il sait ce que c'est que la peinture pour avoir eu le loisir de la flânerie dans les plus célèbres galeries, sait encore ce que c'est que le voyage et comment il faut voir le voyage. Ainsi, l’intervention de Pierre Benoit est-elle pour Chériane, si peu académique, le plus jolie des récompenses à l'instant qu'elle nous revient. Aussi bien tout le Paris des arts a-t-il accueilli la jeune artiste en enfant prodigue. » (André Salmon, « Les Arts », Gringoire, 29 décembre 1933, p.7)
« Une
revenante ! c'est Chériane. On ne la voyait plus ni à la Coupole, ni au Dôme :
elle était à Madagascar. Sous les auspices du gouvernement général de la grande île, elle vient de
montrer les ouvrages qu’elle a exécutés là-bas. Grands progrès ! M. Albert Sarraut, qui connaît Chériane
depuis longtemps, avait voulu présider au vernissage, pour s'en assurer. Le
gouverneur Cayla l'accompagnait, qui, depuis quelque temps, protège l'artiste. »
(« Travaux de dames », L’Œil de Paris, septembre 1933, p.7)
Elle réapparaît, en effet, en décembre 1934, dans une illustration de presse :
Dans les Annales coloniales, Chériane plaide en faveur
d’une meilleure diffusion de l’art malgache : « Tous les ans, se tient à Tananarive un
salon de peinture qui réunit les artistes européens et malgaches. Parmi les
premiers on rencontre donc le Boursier de l'année présidant, entouré des
artistes amateurs de la population blanche que des dons certains de peindre et
la contemplation d’un si beau pays amènent à s'extérioriser.
Les artistes et artisans malgaches sont les plus nombreux et le sont chaque
année davantage. Davantage aussi de goût et d’habileté dans leurs œuvres que
récompensent des prix judicieusement décernés. (…) Il serait à souhaiter que se
pût voir à Paris un ensemble d'œuvres de ces artistes malgaches. On y
grouperait les habiles Rasolomanitra et Razafinjohany, le minutieux Ralambo,
les plus puérils et très doués Rakotondrabpé et Razafimahatratra auxquels se
joindrait leur Marie Laurencin, la première et unique femme peintre malgache,
Florine Ravololomanga qui est jolie et "lave l'aquarelle" à ravir. Si ces
artistes accompagnaient leurs travaux, tout Paris s'y intéresserait davantage
encore comme à cette grande île toujours à ses yeux un peu lointaine et
mystérieuse. » (Chériane, Annales
coloniales, 1er juin 1934, pp.26-27),
« Elle vient d’achever une décoration pour l’Institut prophylactique de Tananarive. Il y a là une trentaine de personnages groupés dans un luxuriant paysage de brousse. C’est l’arrivée de l’infirmière dans un petit village au sud de Madagascar. Tout cela vit, s’anime dans une chaude lumière. C’est là une des plus belles, des plus complètes réussites de Chériane, et l’on est tout surpris de découvrir qu’elle réussit avec le même bonheur l’aquarelle. Avec elle l’aquarelle n’a pas cette mièvrerie pâle et fragile des aquarelles de jeunes filles, mais une robustesse, une profondeur, qui surprennent. On s’approche, on regarde de très près pour voir "comment c’est fait". C’est simple, dépouillé, limpide. Ces aquarelles orneront le livre écrit par Pierre Benoit à la gloire de Madagascar.
Et voici deux toiles qui vont partir pour la galerie Lucie Krogh : une Eve musclée,
bien en chair, une Eve primitive, peut-être un peu influencée par Madagascar,
quoiqu’elle soit blanche. Et un paysage des Cévennes, un large paysage, vaste,
aéré, touffu - un autre aspect de l’art de Chériane et non le moins
séduisant. » (Vendémiaire, « Chériane », Le XXe siècle,
10 juin 1934, p.2)
La même année, l’Etat acquiert une Femme malgache, une huile sur toile, 105 x 80 cm, mise en dépôt au musée Skikda, en Algérie. C’était peut-être celle qui a été publiée par Art et décoration :
« Si
prévenu que l'on soit contre les généralisations, on aurait peine à nier
certains traits caractéristiques de la jeune peinture actuelle. Voici trois peintres
fort différents et dont, à première vue, l'unique point commun est d'être l'un
et l'autre très "peintre", d'abord et presque exclusivement guidés par la
joie de peindre. Mme Chériane nous montrait, chez Lucy Krohg, des aquarelles
rapportées de Madagascar, libres et primesautières comme il sied aux
aquarelles, ordonnées, toutefois, pour atteindre, avec les moyens les plus
simples, au maximum le pouvoir suggestif, et des toiles où quelques tons suffisent
à donner aux figures, aux natures mortes, un singulier accent – austérité,
volonté de synthèse, de sacrifice, allant parfois jusqu'à une apparence de
gaucherie. (…) n'est-ce pas aussi le sentiment qui ajoute d'expressifs
détails aux sévères constructions de Mme Chériane ? » (René Chavance,
« Les expositions, trois peintres », Art et décoration, Tome
LXIV, 1935, p.200)
En 1935, Chériane revient au Salon d’Automne, dont elle est sociétaire depuis plusieurs années et même membre du jury de sélection, et à l’exposition des FAM. Les deux fois, elle présente une Jeune fille.
La jeune fille ci-dessous a été acquise par l’Etat à une date qui n’est pas précisée mais,
selon le n° d’inventaire, c’était avant 1937.
Chériane apparaît aussi dans un poème dédié à Picasso, à propos d’un vernissage en 1922 :
Tes amis ce jour-là virent Louis Vauxcelles
Comme Thiébaud Sisson te vernir aux chandelles.
Le buffet était riche, abondant en surprises,
La vengeance et les vins purent s’y boire frais.
Par ce soir de printemps on avait des cerises
Et les vapeurs du kirsch s’échappaient des
sorbets.
Il surgissait partout des corbeilles de roses
Et d’œillets. Picasso, tu sais faire les choses !
Plus d’un peintre invité en a pris la jaunisse
Et Van Dongen lui-même en resta comme un crin.
Chériane, en rêvant, suçait des écrevisses,
Et se trempait les doigts dans l’or des vins du Rhin.
(Sylvain Bonmariage, « Élégie pour
Pablo Picasso », Mercure universel, 1er avril 1935,
p.33/34)
En 1936, Chériane répond à une interview un peu déconcertante : quand on rend visite à une artiste, pourquoi ne pas l’interroger sur le thème « Femme ou mère » ?!!
« Mme Chériane m'a fait entrer dans le délicieux atelier-salon de son appartement de Montparnasse, et c'est au milieu de ses toiles, de portraits, de fleurs, de compositions, toutes marquées d'un talent si sûr et si personnel, que je lui ai posé mes indiscrètes questions. » (Maurice Romain, « Femme ou mère ? », Le Petit Journal, 11 août 1936, p.4) La réponse de Chériane peut se résumer en une phrase : « Il ne faut vivre ni complètement pour ses enfants ni entièrement pour l'homme aimé. »
Le seul intérêt de cet article est d’y apprendre que Chériane a eu un fils : « Quant à la maternité, ce n'est peut-être pas général, mais c'est en tout cas vrai pour moi ; je suis certainement meilleure mère aujourd'hui que lorsque mon fils était plus jeune. Je crois avoir de la maternité un sens plus complet, plus solide… » Sa fiche Wikipédia fait effectivement allusion à un mariage et un divorce mais ne mentionne pas son fils.
En mars 1937, se tient à Paris la fameuse « Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne », son album de paysages malgaches, édité par le gouvernement général, est en vente au pavillon de Madagascar…
…
et elle crée un panneau décoratif pour la salle de projection « la
Musique » du Pavillon de l’Enseignement. (Catalogue officiel, p.365). J’en
ai trouvé une photographie intérieure et là, regardez bien le panneau de gauche
qui représente des instruments de musique (oui, on n’y voit pas grand-chose…)
Et ne dirait-on pas que voici ledit panneau de gauche, dans le fonds Marc Vaux ? Cela pourrait expliquer un thème qui paraît être inhabituel.
Elle
participe à l’exposition « La Femme dans l’Art moderne », à la
galerie de l’art et de la mode, en avril 1937. Elle y présente un portrait. (Les
Nouvelles des Expositions, 1er avril 1937, p.6). Je l’illustre
avec celui-ci qui appartient à la même « boîte » que les instruments
de musique, donc peut-être de la même année.
A
l’exposition des FAM de 1937, Chériane envoie une Jeune fille à la
tourterelle. En voici une qui me paraît également correspondre à son style
de la période.
Et
en fin d’année, elle expose à nouveau à Madagascar, dans une exposition de
groupe mettant en valeur les productions artistiques de l’île : « Une
pléiade d’artistes (ils étaient bien sept) avaient réalisé les merveilles exposées
; des artistes peintres : Mmes Chériane et Frémont, MM. Panson et
Virac ; un sculpteur : M. Perrault-Harry ; un ingénieur céramiste : M.
Métivier, directeur des Ateliers de céramique d’art de Tananarive ; enfin M.
Heidmann, directeur des Ateliers d’Art Appliqué. Tous ces artistes, aidés
d’élèves formés par eux s’étaient surpassés pour offrir au public une
collection fort belle d’objets d’art (…) une ravissante composition de Mme Chériane :
la rade de Diégo. » (Le Journal de Madagascar, 7 décembre 1937,
p.1)
Puis l’Etat lui achète une nouvelle Femme malgache.
En 1938, exposition à la galerie Castel, Salon des Tuileries, Salon d’Automne se succèdent, suscitant des commentaires succincts dans la presse. Les titres des deux œuvres du Salon d’Automne ont appelé mon attention : Terrasse provençale et Jeune pêcheur. « Un Jeune pêcheur provençal de Chériane, chaud et doré », précise Louis Cheronnet dans Marianne (16 novembre 1938, p.11) Tentons d'illustrer ce jeune pêcheur…
L’Etat
lui achète deux œuvres…, la première légèrement influencée, me semble-t-il, par
le surréalisme.
…
et lui commande deux panneaux décoratifs pour la mairie de Commentry (Allier)
Autant
de commandes publiques en si peu de temps, c’est clairement l’indice d’une
notoriété.
Chériane donne même une conférence sur les « Femmes peintres » sur Radio Paris, le 9 septembre 1938 (Le Bien public du 9 septembre 1938, p.5) puis termine l’année en beauté par une exposition avec la photographe Laure Albin-Guillot et l’ensemblier Jean Pascaud. (« Les trois arts », Vendredi, hebdomadaire littéraire, 15 décembre 1938, p.7)
Au printemps 1939, elle expose à la galerie d’Anjou avec un groupement féminin, ce qui semble en
agacer certains !
« Il faut croire que les femmes artistes considèrent insuffisante leur participation massive à tous les salons de Paris car nous assistons à la multiplication de groupements uniquement féminins, avec élimination rigoureuse du sexe opposé… (…) un autre groupement féminin est installé à la Galerie d'Anjou, où nous trouvons les œuvres de Louise Hervieu, Andrée Fontainas, Valenline Prax, Gisèle Ferrandier, Suzanne Tourte, Renée Unix, Marguerite Louppe, Chériane... » (J. Bielinki, Paris municipal, 4 juin 1939, p.2)
C’est la période où elle aurait fait la connaissance de son futur second époux, l’écrivain et poète Léon-Paul Fargue (1876-1947). J’avoue que cette date, avancée dans sa fiche Wikipédia (plus que succincte) m’étonne un peu. Fargue s’intéressait à l’art depuis sa jeunesse – il a même écrit une critique sur les expositions chez Le Bac de Boutteville en 1893 (voir la notice de Jeanne Jacquemin) – il était un familier de Mallarmé et de Picasso et nous savons qu’elle a fréquenté ce dernier à de nombreuses reprises. Mais admettons, puisque nous n’avons aucune preuve du contraire.
Quoi qu’il en soit, la guerre (et peut-être les balades en compagnie du « piéton de Paris ») ralentit le rythme de des apparitions publiques de Chériane. Elle participe encore au « regroupement des salons » de 1940 avec deux toiles dont une nature morte, dont voici un exemple de la période.
Et
l’Etat acquiert un de ses paysages parisiens.
En
1942, elle participe à la première « Exposition de l’assiette
peinte », organisée par la maison d’orfèvrerie Christofle et, pour le
Salon d’Automne en 1943, commenté avec un œil critique et acéré par Yves Bonnat
dans L’Echo des étudiants, celui-ci concède cependant qu’avec celles de
quelques autres peintres, les toiles de Chériane « nous retiennent un
instant ». (2 octobre 1943, p.3)
En 1943, Chériane épouse Léon-Paul Fargue mais, quelques temps plus tard, alors que Fargue déjeune avec Picasso au Catalan, il est victime d’un malaise. Transporté dans l’appartement du boulevard Montparnasse, il ne quittera plus son lit. Je montre cette photo parce qu’il me paraît peu douteux que le tableau, au-dessus du lit, soit « un Chériane ».
Bien
qu’attentive aux soins de son mari, Chériane continue bravement ses
participations aux Salon des Tuileries et d’Automne en 1944 et 1945,
probablement avec des natures mortes.
Elle partage avec d’autres artistes une exposition de groupe, « Féminités »,
à la galerie Norvins et y présente un portrait « d’un charme un peu
dur », selon L’Ordre du 30 juin 1945.
« On a eu raison d'écrire le titre de cette exposition au pluriel : encore faudrait-il que le pluriel contienne le contraire du mot. Depuis Suzanne Valadon (dont il y a ici un nu en curieux équilibre), la technique féminine a évolué à l’encontre de tout ce que l’on pouvait croire l’apanage de la compagne de l’homme. Ce n’est pas que l’on assiste à une civilisation des tempéraments, mais la féminité change de caractère. Les tendresses de Berthe Morisot, celles mêmes de Marval, de Marie Laurencin ou de Pauline Peugniez font place à une certaine violence assez nerveuse et décidée qui annonce peut-être une autorité nouvelle introduite dans la société : (…) même la grâce de Chériane a des duretés … » (« Féminités », Arts, 11 mai 1945, p.2)
Je place ici ce portrait, non qu’il soit forcément celui qui est évoqué ici mais c’est l’un de ceux qui expriment l'âpreté des épreuves auxquelles Chériane a forcément été confrontée au cours des années précédentes.
Toujours en 1945, elle illustre d'aquarelles le roman de Bernardin de Saint Pierre.
Au
Salon des femmes peintres et sculpteurs, Maxime Belliard lui trouve « de
très jolies et chaudes couleurs » (La France libre, 19 janvier
1946, p.2) et, au milieu de cinq cent exposantes, « Emilie
Charmy, Chériane, Marguerite Louppe, Crissay, Valentine Prax, Pauline
Peugniez, Jeanne Peltsson-Mallet et Suzanne Tourte s’affirment dans des envols
de haute tenue. » (René Barotte, « D’une galerie à l’autre »,
Libération, 20 janvier 1946, p.2)
Et nouvelle
acquisition de l’Etat :
Après
le Salon des Tuileries de 1947, qui se tient au musée d’art moderne, la ville
de Paris décide d’acquérir une nature morte, peut-être celle qui s’y trouve
encore.
Le
24 novembre, Fargue meurt dans leur appartement. La romancière Colette raconte
sa dernière soirée avec son ami :
Jusqu’aux premières années 1950, Chériane disparait de la presse et probablement des cimaises des galeries. L’Etat acquiert deux nouvelles œuvres.
Et,
en 1951, Chériane est élevée au grade de chevalier de la Légion d’Honneur. On
comprend qu’elle a quitté Paris pour la Provence, auquel « son talent se
prête mieux », selon le magazine Elle qui annonce son retour à la
galerie Charpentier en mars 1952.
« Les expositions de peintres-femmes se multiplient. C'est pour nous une joie particulière que le retour de Chériane. Depuis 1938, nous n'avions plus rien vu d'elle ou presque. Après la mort de Léon-Paul Fargue, dont elle partagea la vie et les souffrances, elle vécut très solitaire. Sa palette actuelle est à la fois plus dépouillée et plus riche en couleurs qu'autrefois. C'est surtout dans ses bouquets sans fleurs, composés parfois de grands feuillages souvent exotiques, que l'actuelle Chériane apporte quelque chose de nouveau. » (René Barotte, « A travers les expositions », L’Homme libre, 20 mars 1952, p.4)
« Au premier étage de la Galerie Charpentier, Chériane expose une cinquantaine de toiles et d'aquarelles : fleurs, d'abord (c'est la passion des femmes-peintres, et Chériane sait montrer une tendresse délicate devant des lauriers ou des genêts), mais aussi paysages de soleil, peints à Antibes, au Faron, à Toulouse, et même devant le Moulin de la Galette. Cette œuvre est d’une sûre élégance. » (« Fleurs et paysages de Chériane », Le Figaro littéraire, 8 mars 1952, p.9)
Et
en 1954, la boucle se referme : premier article avec sa mère pour Mademoiselle
Loin du Ciel, dernier article avec elle encore, pour De mes fenêtres,
sur la Seine, recueil de poèmes.
« La présentation de ce petit livre que Chériane a illustré est parfaite, comme est parfait son tirage. Louise Faure-Favier, ne l’oublions pas, a écrit, voici quelque trente ans, l’un des tout premiers romans de l’Aviation : "Les Chevaliers de l’Air" et d’innombrables guides aériens - les premiers aussi – qui eurent un légitime succès. » (Les Ailes, 15 mai 1954, p.7)
J’en profite pour montrer une autre photographie de Marc Vaux. Je ne l’ai pas choisie au hasard : on y voit probablement l’immeuble où habitait Louise, situé à la pointe de l’île Saint-Louis.
Dernière acquisition de l’Etat en 1955, un paysage de Provence.
Anne Chérie Fargue, dite Chériane, est morte à Saint Tropez, le 31 mars 1990.
Soyons justes : Chériane, comme Odette des Garets, fait partie d’une génération de peintres, hommes et femmes, qui se sont tenus éloignés des principales évolutions de l’art contemporain et notamment de l’abstraction, considérée, avec ses principaux développements successifs, comme la seule forme d’expression de l’avant-garde dans les années 50.
Ces peintres dont la figuration était le mode d’expression privilégié, ont été résolument placés par la critique dans une position marginale dont ils ne sont plus ressortis. L’enjeu consiste donc à ne pas les oublier tout à fait, en attendant que leur apport spécifique soit, enfin, réévalué.
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